marți, 6 noiembrie 2012

"Opera sau Stadionul?"

Ce va alege poporul?
El poate sa aleaga sa stea acasa, poporul. Sa nu mearga nici la Opera, nici pe stadion. In felul asta economiseste timp; si timpul e bani. Oricum, nu in folosul lui se duce poporul la Opera sau pe stadion. El e, de fiecare data, folosit. Nu pentru el voteaza.
Foloasele - si grase, nu asa, laptoase, nu gluma! - sunt in alta parte. Poporul e doar un "bun darlog" la casa.
Intrebari ca cea de mai sus sunt pur si simplu puerile.
Dupa 20 de ani de democratie, de..."opera" manelizata si de mizerie, ne-am maturizat si noi, ce dracu'...

luni, 29 octombrie 2012

JURNAL - CETATEA MORTILOR

Traim intr-o societate in care nu exista provocari. Traim intr-un mediu ermetic inchis, cu trasee prestabilite, pe care se misca, goliti de orice pasiune sau entuziasm, oameni uniformizati si placizi, ca niste vite.
O viata fara provocari este ca o repetitie continua in vederea mortii. Reprezentatia nu va avea loc niciodata, iar "protagonistii" ard ca lumanarea in plina zi, asteptand noaptea care nu mai vine.
Aceasta societate nu are niciun viitor. Va trai la marginea Europei imitand, fara sa inteleaga, modele occidentale, neavand nimic de comunicat sau de schimbat cu ele.
Veti muri asfixiati intr-o astfel de lume pe care singuri ati cladit-o, strigand sa se deschida un geam, pe care singuri l-ati batut in cuie.
Nimeni nu va va regreta cu adevarat si prea putini vor sti ca ati murit.
Are si moartea demnitatea ei pe care doar oamenii o inteleg.

duminică, 16 septembrie 2012

Georges Méliès et le fabuleux destin de la caméra


        Georges Méliès et le fabuleux destin du septième art



Martin Scorsese est un cinéaste dont le génie n’a d’égal que la générosité. Mon amour du cinéma, je le dois, en grande partie, à Scorsese. Ses films m’ont depuis toujours rendue plus confiante et plus riche. Je l’aime surtout pour m’avoir donné Raging Bull en 1980, La Dernière Tentation du Christ en 1988, The King of Comedy (La Valse des pantins) en 1983, New York, New York, en 1977, Shutter Island en 2010 et pour… Robert de Niro, son acteur fétiche et le mien.
Un véritable génie n’est jamais égoïste. Sa pensée et son rayon d’action sont tellement vastes que, s’il travaillait contre les territoires des autres, qu’il contient d’ailleurs, il finirait par travailler contre lui-même; sa générosité est implicite et inévitable.
Ce n’est pas par hasard que Martin Scorsese s’est tellement impliqué dans la restauration du patrimoine cinématographique américain et mondial.
Ce n’est pas par hasard qu’en 1990 Scorsese avec George Lucas, Stanley Kubrick, Steven Spielberg et Clint Eastwood créent la Film Foundation qui a pour but de restaurer et préserver le patrimoine cinématographique des Etats-Unis.
En 1992, Scorsese met sur pied la fondation dont le nom est infiniment inspiré Martin Scorsese Presents, qui restaure et exploite les grands classiques du cinéma mondial.
En 2007, le cinéaste donne vie à la très connue World Cinema Foundation consacrée à la restauration et à la préservation des films du patrimoine cinématographique mondial.
En 2011, il fait sortir le film Hugo Cabret, consacré à la personnalité du cinéaste français Georges Méliès (1861-1938) et destiné à célébrer le 150-è anniversaire de la naissance du premier cinéaste du monde.
Ce film a eu, à l’Oscar 2012, le plus de nominations - onze, dont cinq sont devenues des récompenses: l’Oscar de la Meilleure Photographie (Robert Richardson), des Meilleurs Décors (Dante Ferretti et Francesca Lo Schiavo), du Meilleur Son (Philip Stockton et Eugene Gearty), du Meilleur Mixage Son (Tom Fleischmann et John Midgley) et, last but not least, l’Oscar des Meilleurs Effets Spéciaux (Rob Legato, Joss Williams, Ben Grossman et Alex Henning). Ce dernier prix est très important pour nous, attendu que Georges Méliès est considéré le père des effets spéciaux.
Hugo Cabret a encore été sélectionné à l’Oscar pour le Meilleur Film, le Meilleur Réalisateur (Martin Scorsese), le Meilleur Scénario (John Logan), les Meilleurs Costumes (Sandy Powell), le Meilleur Montage (Thelma Schoomaker) et la Meilleure Musique (Howard Shore).

I. “Ca te dirait”, l’histoire de Méliès?

Georges Méliès fut un homme très doué, curieux, adroit et débrouillard, qui raffolait du nouveau. Il naquit en 1861, dans la famille de Jean-Louis Méliès, un fabricant de chaussures de luxe. C’est dans l’entreprise de son père qu’il apprit et exerça le métier de mécanicien. Ce fut son premier et dernier métier. Plus tard, on le retrouve journaliste et caricaturiste au journal satirique “La Griffe”, dont le rédacteur en chef était son cousin, Adolphe Méliès.
Mais il a l’esprit d’entreprise et en 1888 achète à la veuve Léonie Robert-Houdin le Théâtre de Magie où il va monter des spectacles de prestidigitation et de “grandes illusions”. L’affaire tourne rond d’autant plus qu’il récupère une dizaine d’automates construits par Robert-Houdin, l’ancien directeur du théâtre, qui est évoqué dans le film aussi, par René Tabard (Michael Stuhlbarg), comme un mentor de Méliès. Ce dernier allait construire son propre automate où “ j’avais mis tout mon cœur et toute mon âme”, ainsi qu’il avoue dans le film.
En 1895, le 28 décembre, il est invité par les frères Lumière à la première projection publique de cinéma. C’est là, boulevard des Capucines, à Paris, que prend corps, au sens propre du terme, un rêve.
Et Georges Méliès, celui du film, incarné par Ben Kingsley, de raconter:
“J’ai demandé aux frères Lumière de me vendre une caméra. Ils ont refusé. J’ai fini par construire ma propre caméra.”
Il aimait bricoler, fabriquer des automates, des caméras et – vers la fin de sa vie - … des jouets mécaniques qu’il vendait dans la gare Montparnasse pour gagner son pain.
Maintenant, muni de sa caméra, il fonde sa propre société de production – la Star Film, un nom qui montre son sens de l’avenir.
Mais, pour l’instant, Méliès ne tournait que des scènes de la vie quotidienne. Il arrive à monter des fictions grâce à une découverte tout-à-fait inattendue, due au hasard: alors qu’il filmait un omnibus, la manivelle s’est bloquée pendant une minute, si bien que, lors du visionnage, l’omnibus se transforma en… corbillard. C’est à ce moment-là qu’arrivèrent au monde du cinéma les effets spéciaux, dus au hasard et à la curiosité d’un génie – Georges Méliès.
 Vous vous étonnerez d’apprendre quels trucages on lui doit. A part le trompe-l’œil et les arrêts de caméra, il est le découvreur des surimpressions et du fondu enchaîné, cette technique cinématographique très utilisée depuis Méliès à nos jours, qui joue sur la luminosité et qui satisfaisait pleinement son goût des transformations et sa curiosité pullulante. Il avait l’esprit large et très libre de celui qui construit, au sens propre du terme, des rêves. Chez lui, une image débouche sur une autre et l’aventure continue et elle doit continuer pour que ce soit une aventure au sens propre du terme.
L’aventure commence en 1897, à sa propriété de Montreuil, où il crée le premier studio de cinéma en France, “un château enchanté”, comme dit René Tabard dans le film de Scorsese. Le château, que vous avez vu dans le film, mesure 17 mètres sur 66 et sa toiture vitrée, à six mètres du sol, le transforme dans “ un palais de verre” – “Il faut y mettre du panache”, comme dit Hugo (Asa Buterrfield). “Le mage de Montreuil” développe aussi un atelier de “coloriage manuel des films”. Il est un vrai mage, c’est-à-dire producteur, réalisateur, scénariste, décorateur, machiniste et acteur à la fois. C’est ainsi qu’il a réalisé plus de 500 courts métrages. Son meilleur film –Le Voyage dans la Lune (1902) – est commenté dans Hugo Cabret. Ce film qui dure 16 minutes est la première adaptation pour le cinéma du roman de Jules Verne De la Terre à la Lune. Hugo évoque les premiers souvenirs cinématographiques de son père, interprété par Jude Law: “Il est entré dans une salle et sur un écran blanc il a vu une fusée entrer dans l’œil de la lune.”
Magnifique, vraiment magnifique!
En 1913 il tourna son dernier film. Après… c’est la guerre. Pendant la Grande Guerre et surtout après, les gens n’avaient plus l’esprit à regarder des films féeriques. Un grand drame et un grand changement venaient de marquer le visage du monde. Ses yeux vides et désabusés n’étaient plus propres à l’émerveillement. Au milieu de ce monde en quête d’un autre sens de l’existence, qui ne voulait plus de lui, Méliès se retrouve comme “un jouet mécanique sans ressort.” C’est la déprime totale. Madeleine Malthête Méliès, la petite fille de Georges, nous raconte ce drame: “Toutes les caisses contenant les films furent vendus à des marchands forains et disparurent. Méliès lui-même, dans un moment de colère, brûla son stock de Montreuil.” Il reprend son premier métier, celui de mécanicien. En 1925, il rencontre une de ses actrices favorites, Jeanne d’Alcy, qui tenait une boutique de jouets et de sucreries dans la gare Montparnasse. Il l’épouse en secondes noces et se met à créer des jouets mécaniques qu’il vendait dans la gare dans une échoppe signalée par l’enseigne “Confiserie et Jouets” que vous avez pu remarquer dans le film. C’est dans cette gare Montparnasse qu’il est retrouvé par Léon Druhot, le directeur de “Ciné-Journal”, qui le fait sortir de l’oubli.
En 1932, lui et son épouse sont placés au château d’Orly, maison de retraite de la Mutuelle du cinéma. Il meurt en 1938 à un hôpital de Paris, une année avant l'éclatement du Second Drame Mondial et le plus affreux.

II. La filmographie de Georges Méliès et les mythes obsédants du cinéma

Vous vous étonnerez de voir combien des mythes du cinéma vous allez retrouver dans la filmographie de Méliès. On dirait que la plupart des films qui ont émerveillé notre enfance et notre vie ne sont que des remakes des fictions de Méliès. N’hésitez donc pas à jeter un coup d’œil sur la sélection que j’ai faite pour vous; le jeu en vaut bien la chandelle:
Faust et Marguerite (1897)
La Damnation de Faust (1898)
La Tentation de Saint Antoine (1898)
Cendrillon (1899)
Cléopatre (1899)
L’Affaire Dreyfus (1899)
L’homme-orchestre (1900)
Barbe-Bleue (1901)
Le Voyage de Gulliver à Lilliput et chez les géants (1902)
Le Voyage dans la lune (1902)
Le Revenant (1903)
Le Royaume des Fées (1903)
La Lanterne magique (1903)
Le Juif errant (1904)
Le Palais des Mille et Une Nuits (1905)
La Prophétesse de Thèbes (1907)
Vingt mille lieues sous les mers (1907)
Tartarin de Tarascon (1908)
Le Rêve d’un fumeur d’opium (1908)
Le Mousquetaire de la Reine (1909)
Les Aventures du Baron de Münchhausen (1911)
A la Conquête du Pôle (1912)
Le Voyage de la famille Bourrichon (1913)
Vous pouvez constater à l’œil nu quelle intuition des grands thèmes du cinéma il a eue!

III. Dans le Ventre de la Gare

Pénétrons maintenant dans le ventre de la gare Montparnasse où les personnages s’observent réciproquement tout en tâchant de se connaître et de s’entraider. Le garçon Hugo épie le vieillard Méliès et vice versa. Mademoiselle Isabelle, la filleule de Méliès, (Chloë Moretz) observe amoureusement le petit Hugo et essaye de l’aider; Hugo en est touché. L’inspecteur (bancal) de la gare (Sacha Baron Cohen) guette d’une certaine manière Lisette, la fleuriste, (Emily Mortimer) et lui fait la cour à sa manière. Il épie également Hugo, qu’il prend pour un vagabond voleur; il a de bonnes intentions, il veut lui offrir la sécurité, celle d’un orphelinat. Lui aussi avait été élevé dans un orphelinat. Sa pensée est très positive. Voilà sa définition de la gare: “On vient ici pour monter dans le train ou bien pour descendre ou pour travailler dans des échoppes.” Il n’arrive pas à saisir la poésie de la gare bien qu’il y passe son temps du matin au soir: “Assez de poésie pour aujourd’hui!” Il a fait la guerre d’où il est revenu boiteux. Mais, quand il voit Lisette, il en est ému. Lisette et ses fleurs sont tout ce qu’il a vu de plus beau de sa vie.
Mais la gare n’est pas faite seulement de trains, de voyageurs et de ceux qui y travaillent. Il y a encore quelque chose que le flic s’ingénie à saisir mais qui lui échappe chaque fois: c’est le territoire de Hugo, ce sont les horloges qui mesurent le temps et l’enfant a appris de son oncle (Ray Winstone) que “le temps, c’est tout.” C’est peut-être la meilleure définition du temps. Mesurer le temps devient quelque chose de très important, la tour des horloges apparaît comme un royaume et le petit Hugo devient le vrai maître de Montparnasse. Ce ventre opulent de la gare avec ses voyageurs, ses travailleurs, ses inspecteurs, ses vagabonds, les petits chiens des dames, ses horloges et surtout sa mécanique justifie la 3D dont Scorsese use pour la première fois.
Et François Guillaume Lorrain de continuer:
“Voici une 3D parfaitement justifiée puisqu’elle nous plonge dans le ventre matriciel de la gare, de ses horloges et de ses mécanismes.”
Le film nous fait voir des rouages d’horloges géantes qui évoquent les mécanismes qui rendent possible l’image filmée.
Ce film est l’adaptation du roman illustré L’Invention de Hugo Cabret de Brian Selznick, qui renferme dans l’histoire de Hugo Cabret – ce  petit enfant, amoureux du cinéma, qui s’occupe à ce que les horloges continuent à montrer l’heure – la  vie de Georges Méliès. C’est une mise en abîme dont use Scorsese aussi. C’est une autre manière de descendre “dans le ventre matriciel de la gare” et dans le temps, là où nous assistons à la naissance du cinéma.On a l’impression que la 3D enfante des choses, des personnes et des chiens qui courent et aboient à travers la gare.
J’ai dit que Hugo épiait le vieillard et vice versa. Le garçon imagine le monde “comme une grande machine” et “les machines n’ont pas de pièces superflues. Alors, je ne peux pas être une pièce superflue. Je dois être ici pour une bonne raison.”
Il hérite de son père, qui est mort dans un incendie, un automate, sans en détenir la clef qui pourrait le faire fonctionner et cela l’afflige, attendu que “ces machines font ce qu’elles sont censées faire… C’est peut-être pour ça que les machines cassées me rendent si triste, elles ne peuvent plus faire ce qu’elles sont censées faire. C’est peut-être pareil avec les gens.”
Quand il se lie d’amitié avec Isabelle, il découvre au cou de la fille la clef en forme de cœur de l’automate. Il se hâte à lui présenter la machine:
“- C’est un automate. Je crois qu’il attend.
  -Il attend quoi?
  -De fonctionner à nouveau.”
Ce film est plein de correspondances. L’automate, de même que le vieillard représentent le monde passé, mais, quelque part, il existe une clef qui pourrait les faire “fonctionner à nouveau”, parce que le monde serait trop pauvre sans eux. Heureusement, il y a des passionnés pour la technique, comme il y a des passionnés pour le cinéma, qui sont prêts à consacrer toute leur vie à la recherche de la clef. Sans passion, notre vie aurait la froideur répugnante d’un orphelinat. Sans passion, nous serions comme des orphelins incapables de se constituer une famille spirituelle. Sans passion, il n’y a pas de culture authentique et pas de vie. Ce n’est pas par hasard que Hugo est orphelin, d’abord de sa mère et puis de son père. Son amour du cinéma, qu’il héritait de son père,  vient le consoler: “Le cinéma, c’était notre monde à part. On pouvait y aller voir un film et maman nous manquait un peu moins.” Isabelle est, elle aussi, orpheline. Son amour des livres remplit sa vie et la console du fait de n’avoir pas la permission d’aller au cinéma. Son papy Georges le lui avait interdit. L’inspecteur de police est un autre orphelin dans ce film. Malheureusement, il n’a pas l’habitude de fréquenter le cinéma ou la poésie et alors seulement Lisette et ses fleurs peuvent le consoler.
A propos de l’automate,  dans les machines, les hommes investissent leur passion, leur extravagance et leur sens de l’avenir. Le cinéma n’est que l’effet de la passion humaine pour la lumière et le mouvement.
Le garçon veut réparer le vieillard – “On pourrait le réparer” –, veut le faire “fonctionner à nouveau”, comme à l’époque où il allait au cinéma avec son père voir des films. Et il aboutit.
Scorsese veut redonner vie à Méliès. Et il aboutit aussi. Il y a eu des critiques qui ont dit que ce film n’avait pas d’émotion. Pour vivre l’émotion, il faut être capable de passion. Autrement, il serait très difficile, sinon impossible de ressusciter un monde évanoui qui a un besoin désespéré de se retrouver “dans de bonnes mains”, comme dit Monsieur Labisse, le libraire (Christopher Lee).
Et Martin Scorsese de conclure:








“Plus on avançait dans le film, plus on me disait: “Mais c’est toi!” Je n’y prêtais guère attention, tout ce que je voulais, c’était travailler avec les acteurs et raconter cette histoire. Mais au moment de terminer le montage, il n’y avait plus aucun doute: “Hugo, c’est moi.”







  

miercuri, 15 august 2012

L'Usurpation d'identité









                                       L’Usurpation d’identité



Depuis sa sortie en 1982, le film Le Retour de Martin Guerre ne cesse de hanter l’esprit des spectateurs. Son réalisateur, Daniel Vigne, promet “une pure et vraie histoire” qui “commença par un dimanche doux”, en1542, à Artigat, dans le comté de Foix, au temps de François I-er.
Aimes-tu les films historiques, cher lecteur?
Moi, j’en raffole.
Tu seras gagné dès le début par les décors (Alain Nègre) et la photographie (André Neau) inspirés par les Bruegel et les frères Le Nain.
Ce qui me plaît dans un film historique est le récit qui est vrai et animé par des personnages exprimant une individualité et des passions débridées, renfermées dans un cadre historique rigoureux, marqué par des événements bien datés, plus ou moins prévisibles, et travaillées par des mentalités allant à l’encontre des psychologies individuelles, pour forger ainsi une psychologie collective. C’est tout un monde qui renaît sous nos yeux curieux, dévorants et émerveillés.
Ce film est une adaptation du roman de Natalie Zemon Davis – historienne américaine, spécialiste de l’histoire sociale et culturelle de la France des XVI-è et XVII-è siècles. En tant qu’historienne, elle s’est inspirée d’un récit écrit au XVI-è siècle par un grand jurisconsulte, professeur de droit à Toulouse, humaniste et traducteur de Pic de la Mirandole – Jean de Coras – qui sera personnage dans ce film. Ce magistrat, admirablement incarné par Roger Planchon, essaie de deviner les mobiles psychologiques des actions et des silences humains et pense qu’ “il vaudra mieux pardonner à un coupable que d’accuser un innocent.”
Nous reconnaissons là la philosophie humaniste de la Renaissance, infiniment différente de la conception médiévale. Dans ce film, Moyen Age et Renaissance s’entrecroisent et tantôt l’un, tantôt l’autre arrive à dominer la scène et à imposer ses règles et son profil.
Le scénario du film est signé par Jean-Claude Carrière - historien de formation (encore un historien), dramaturge et scénariste, qui a travaillé pour le cinéma avec Luis Buñuel, Louis Malle, Miloš Forman et pour le théâtre avec Peter Brook – et par Daniel Vigne.
En 1983, à la cérémonie des prix César, ce film a eu le César du meilleur scénario, du meilleur décor (Alain Nègre) et de la meilleure musique (Michel Portal).
Lors du tournage de ce film Daniel Vigne n’était pas à sa dernière aventure historique. Il y reviendra en 2002 avec L’Enfant des Lumières, un feuilleton TV, toujours avec Nathalie Baye dans le rôle principal, et en 2006 avec Jean de La Fontaine.
A propos du Retour de Martin Guerre, nous voulons signaler un remake aussi: le film américain Sommersby (1993) de Jon Amiel, avec Richard Gere et Jodie Foster, où Jack Sommersby revient dans son village natal après la Guerre de Sécession.
Mais dans notre film à nous, le Français Martin Guerre est le fils de Mathurin et de Brigitte qui ont eu cinq enfants: Martin et quatre filles. Ils sont aisés et exploitent un domaine assez grand. Martin sera le riche héritier de cette famille, mais sa situation est plus difficile qu’on ne l’aurait cru: étant le seul garçon de la famille, il est le seul à pouvoir assurer une descendance. La famille ne pouvait pas compter sur d’autres frères. Aussi est-il marié si vite, à un âge assez tendre, pour que l’affaire soit résolue sans faute. Sa promise, belle et jeune, descend, normalement, d’une famille aisée – les mariages étaient presque toutes les fois arrangés – et, comme toutes les filles, elle était sexuellement plus précoce que lui. Le pauvre garçon, pour surcroît de malheur, a eu un père très autoritaire (“Tant que je suis vivant, ici c’est moi le maître!”), ce qui l’a presque émasculé. Voilà pourquoi, à l’église, lorsque la mariée prononce la phrase fameuse “Moi, Bertrande, donne mon cœur à toi, Martin” et ce dernier répond, selon la coutume, “Je le reçois”, il n’a pas l’air de s’apercevoir de ce qu’il reçoit. Et quand le curé Dominique (André Chaumeau), en bénissant leur lit, lui fait savoir, en plaisantant, que “les jardinets s’arrosent la nuit”, il n’est que gêné. Et les nuits passent et Martin ne parvient toujours pas à dépuceler sa femme.
L’action du film se déroule sur deux plans: l’un, linéaire et un autre, remémoratif, reconstitué grâce à la mémoire de Bertrande de Rols (Nathalie Baye) qui est interrogée par les juges de Toulouse sur l’imposture d’Arnaud du Tilh (Gérard Depardieu), qui s’était fait passer pour Martin Guerre (Bernard-Pierre Donnadieu), son époux, vu leur ressemblance étonnante. Et l’un des juges constate que “ta mère voulait que le mariage fût rompu.” Mais Bertrande craint de rompre avec Martin, elle veut garder par-dessus tout sa condition de femme mariée. On fait appel alors à Jacquemotte (Neige Dolsky), la magicienne aveugle, pour traîter Martin de ce qu’on appelait à l’époque “le nouement de l’aiguillette”, mais le maléfice semble perdurer. Dans son livre La Peur en Occident (XIV-è – XVIII-è siècles) (1978), Jean Delumeau nous renseigne que surtout au XVI-è et XVII-è siècles, au Sud de la France, il y avait une vraie psychose collective du nouement de l’aiguillette, que beaucoup de gens étaient tellement effrayés par ce maléfice qu’ils évitaient de célébrer publiquement leur mariage à l’église et qu’ils allaient en catimini chez le curé du village voisin recevoir la bénédiction nuptiale. Même les curés partageaient cette psychose. Les nôtres – Bertrande et Martin – se sont mariés publiquement à l’église, mais maintenant tout le monde craint le nouement de l’aiguillette, même si le maléfice n’est pas nommé dans le film. A un moment donné y intervient même le curé du village qui leur applique un rituel que vous trouverez décrit en détail dans le livre de Delumeau, au chapitre intitulé Aujourd’hui et demain; maléfices et divination. C’est un rituel envisagé par Jean-Baptiste Thiers, fameux théologien et ecclésiastique du XVII-è siècle, et cité par Delumeau.
Donc, comment combattre ce maléfice?
On nous dit dans le livre que le curé attachait les deux époux à un pilier de sa grange, face à face, le pilier entre eux, et qu’il se prenait à les fustiger à coups de verges, à maintes reprises. Puis il les détachait, tout en leur donnant un morceau de pain et un pot de vin. Le lendemain, le curé constatait que ce rituel avait porté des fruits.
Tout ce que décrit J.-B. Thiers dans le livre de Delumeau vous avez pu voir dans le film de Vigne, y compris le conseil adressé par le curé aux deux époux: “Mettez-vous tous les soirs possibles à la chose!”
Et les deux “se sont mis à la chose”. Le résultat?
Bertrande a accouché d’un beau garçon et elle est maintenant une femme mariée assez contente de sa vie. Seul Martin est triste; il se sent incompris et toul le temps humilié. Il ne peut pas oublier ce qui s’est passé lors de la Chandeleur, quand il a servi de tête de Turc et les jeunes du village ont plaisanté sous les fenêtres de sa maison: “Bertrande, si tu ne peux pas dormir la nuit, change de mari!” De surcroît, son père l’humilie et le frappe devant les domestiques et Martin n’en peut plus et s’en va. Il va faire la guerre, en soldat, sous les drapeaux de n’importe qui. Son père mourra de chagrin quelques années plus tard et sa mère un an après. Bertrande va l’attendre “huit ou neuf hivers” jusqu’au jour où quelqu’un disant être Martin Guerre se présente à Artigat et tout le village le reconnaît comme tel et se réjouit de le revoir. Quant à lui, il reconnaît lui aussi presque tous les villageois.
Cela dit, si vous lisez/voyez ce film à un seul niveau, vous n’allez encore rien voir. Je vous propose une lecture à plusieurs niveaux, où les sens vont s’entrecroiser et se compléter mutuellement. Allons-y, donc!

I.                   Le Jeu des Personnages

Quelqu’un qui dit être Martin Guerre est de retour à Artigat.

Les parents, eux, ils sont tous contents d’avoir un homme de plus dans la famille. Parce qu’après le départ précipité de Martin et la mort de Mathurin, son père, la famille ne comprenait que des femmes et des enfants et était donc “en danger de ne pouvoir exploiter le domaine”, comme fait valoir Nicole Lemaître, qui, en tant qu’ historienne de la Renaissance, s’est penchée amoureusement sur les sources historiques de ce beau film. Voilà pourquoi Pierre Guerre (Maurice Barrier), le frère de Mathurin et l’oncle de Martin, se marie avec Raymonde de Rols (Rose Thiéry), la mère de Bertrande “pour assurer cette gestion et éviter la dilapidation des biens.” (N. Lemaître) D’ailleurs, aux noces de Martin et de Bertrande, Raymonde, veuve à ce moment-là, lançait des œillades désireuses à Pierre qui semblait être touché…
Aussi tous les parents reçoivent-ils bien ce prétendu Martin Guerre, en feignant de ne pas observer que celui-ci n’a pas “les lèvres pendantes” de l’autre Martin; qu’en outre il est plus costaud – “Ce que tu es devenu fort, Martin!”, s’exclame Bertrande – et plus audacieux et ils ne s’étonnent pas suffisamment qu’il sache lire et écrire. Tous les historiens des “Annales d’histoire économique et sociale” qui se penchèrent sur le Moyen Age, le XVI-è et le XVII-è siècles nous ont appris que le premier-né ou le garçon unique d’une famille n’avait aucunement besoin d’apprendre à lire et à écrire -  même les nobles écrivaient avec plein de fautes d’orthographe -  attendu qu’il devait savoir uniquement administrer le domaine qu’il héritait en entier. Pour ce qui est des frères cadets, eux, ils devaient apprendre… apprendre à lire, à écrire, à guerroyer pour réussir vraiment à se frayer un chemin dans l’administration ou dans l’armée. Les sources historiques confirment qu’Arnaud du Tilh était originaire de Tilh, en Picardie, et qu’il était le cadet d’une famille. Il est parti faire la guerre en France et en Espagne et le voici maintenant las de tout ce qu’il a fait et a vu: “L’Espagne, c’est sec... (...) Paris est grand et il y a du monde partout.” Pendant ces années de guerre, il se lie d’amitié avec Martin qui lui parle de sa famille d’Artigat qu’il avait quittée, de sa femme, Bertrande, de ses parents, de ses domestiques, de villageois. Comme il est avide d’avoir une famille et un domaine, l’imagination d’Arnaud s’enflamme et l’aide à graver tout dans sa mémoire. Déjà les Guerre sont devenus sa famille qu’il aurait aimée et protégée plus que l’autre ne l’avait  fait. Qui plus est, Martin aurait dit une fois à Arnaud qu’il ne voulait plus rentrer. Arnaud évoque cela au procès et l’autre ne le contredit pas. Quand, revenant de la guerre, il se rencontre avec des camarades qui le prennent pour Martin, sa décision est prise: il s’acheminera vers Artigat où essayera de se faire passer pour Martin Guerre.
Pierre et Raymonde, quant à eux, ils se doutèrent de prime abord qu’il n’était pas Martin Guerre. Mais Raymonde ne voulait pas gâter le bonheur de sa fille et Pierre était heureux de partager les responsabilités avec un autre homme. Et puis Arnaud, en opposition avec le vrai Martin, était communicatif, désinvolte et sympathique; les hommes l’acceptaient facilement et les femmes, elles, en étaient ravies.
Mais Bertrande? C’est une bonne question, je crois.
Elle était la première à s’apercevoir de ce qu’il était ou non le vrai Martin.
Mais Bertrande oscille entre la vérité et le mensonge et pour cause! Arnaud sait parler, faire des compliments, en plus, il est virile et ne boude pas à la besogne. Quand le juge Jean de Coras lui demande carrément: “Ton désir d’homme, il l’a satisfait? Vous vous êtes aimés?”, elle répond, non sans nostalgie: “Oui.” Bertrande est parfaitement consciente qu’elle doit à cet homme errant les meilleures années de sa vie, que son arrivée à Artigat lui a fait connaître les joies du mariage et la vraie satisfaction, que, sans lui, sa vie aurait été gâtée.
En outre, il a fait ce que l’autre, le vrai Martin, n’a pas été à même de faire: c’est Arnaud  qui a pris soin de la famille, tandis que l’autre l’a plaquée, c’est Arnaud qui a travaillé les terres, c’est Arnaud qui a élevé le fils de Martin, Sanxi, qui au procès le reconnaît et l’indique, à juste titre, comme son père, c’est Arnaud qui a rendu heureuse et qui a satisfait la femme de Martin, en lui donnant encore deux enfants.
Qui est le vrai père?
Celui qui a abandonné sa famille et revient, comme par hasard, après douze ans ou l’autre qui a voulu avoir cette famille et qui a boulonné pour l’entretenir et la voir contente?
Quand, finalement, Arnaud meurt pendu et brûlé, condamné pour imposture et usurpation d’identité, les larmes qui jaillissent des yeux de Bertrande sont des larmes d’amour, de reconnaissance et de regret: c’est tout son bonheur qui meurt avec lui. Le vrai Martin est là pour la protéger. Il semble avoir l’envie de le faire. Mais sera-t-il aussi doué que l’autre?
Mais vous me demanderez ce qui s’était passé et pourquoi ce procès.
Eh bien, après le retour de Martin Guerre qui était en fait Arnaud du Tilh, l’affaire tournait rond et tout le monde était content. La faute est à Arnaud, à sa cupidité, à son imprudence, vu sa situation d’imposteur. En bref, Arnaud demande à Pierre de lui remettre l’argent – l’argent est mauvais conseiller – pour ce que son domaine a rapporté durant les neuf années de son absence. La loi est de son côté et il peut réclamer cela. Oui, mais ce n’est pas sage. Il est normal de demander son droit, mais il n’est pas sage de réclamer l’oncle Pierre, vu que c’est cet oncle qui a pris soin, tant bien que mal, de la famille de Martin, une famille qui ne comptait que des femmes et un enfant se trouvant dans l’incapacité d’exploiter un domaine si vaste que le leur. C’est l’erreur pratique d’Arnaud qui, s’ajoutant à sa faute morale, va le perdre. C’est le commencement de la fin.
Pour surcroît de malheur, deux soldats passent par le village et indiquent le prétendu Martin comme étant Arnaud du Tilh, dit Pansette. Nicolas (Jean-Claude Perrin), un voisin, se rappelle, lui aussi, que “Martin” ne l’a pas reconnu. Arrive le cordonnier qui, par dessus le marché, avoue que la pointure de ce nouveau Martin est plus petite que la poiture de l’autre! C’est déjà trop!

C’est le moment où Pierre et Raymonde se mettent à faire la guerre à leurs proches et Raymonde n’est plus la mère de Bertrande, elle n’a plus rien d’une mère lorsqu’elle travaille contre le bonheur de sa fille.
Arnaud est accusé d’imposture. Mais, pour l’instant, il a gain de cause. Le premier procès a lieu à Rieux, où Arnaud plaide très bien sa cause et les juges condamnent Pierre à lui payer une grande somme, en dédommagement, pour l’avoir accusé à tort. Cette victoire ne dure pas.
Le lendemain, Pierre avec son fils Antoine (Dominique Pinon) et quelques villageois se ruent dans la maison d’Arnaud pourvus d’un document signé par Bertrande où celle-ci aurait affirmé que l’homme avec lequel elle vivait n’était pas Martin. Bertrande est là, elle n’avait jamais rien signé, mais elle n’ose pas contredire son oncle. Elle hésite tout le temps et oscille entre la vérité et le mensonge. Et pour cause.
Cette fois-ci, Arnaud est arrêté. Le deuxième procès aura lieu à Toulouse.

II.                Le Jeu de la Réalité et du Rêve

Bertrande a durant neuf ans attendu le retour de Martin. Celui qui arrive n’est pas Martin, c’est un imposteur, mais il est l’homme de sa vie.
Il existe un moment dans le film où Bertrande raconte à son enfant la légende de Mélusine. Il est impossible que ce moment soit gratuit.
Comme toute légende, celle de Mélusine est faite d’éléments réels et fantastiques.
La fée Mélusine fut maudite par sa mère pour avoir été trop méchante avec son père et incapable de lui pardonner. Elle la condamna à se transformer tous les samedis en serpente “au-dessous du nombril”. La fée se maria avec le comte Raymond de Lusignan (Raymondin), à condition qu’il ne tâchât jamais de la voir le samedi. Ils eurent dix enfants, tous garçons, dont le premier régna en Chypre.
Mais le frère de Raymond avança méchamment que chaque samedi Mélusine se voyait avec un autre. Piqué au vif, Raymondin se précipita à la porte interdite et vit par la serrure ce qu’il ne devait jamais voir: la femme-serpente. Il trahira plus tard ce secret, ce qui détruira leur amour: Mélusine sera condamnée à rester à jamais une femme-serpente et, comme il lui pousse des ailes, elle se jette par la fenêtreen poussant un cri de désespoir.
La légende dit que, de temps en temps, la nuit, sans être vue, elle rentre au château caresser ses enfants.
 Désespéré, Raymondin se fit ermite à Montserrat, en Catalogne.
La légende a nombre d’éléments réels: les Lusignan sont une noble famille française, originaire du Poitou, dont les descendants régnèrent sur Chypre du XII-è au XV-è siècle.

                                                               ***
Seule à la maison, Bertrande rêve à un mari lointain. Celui qui arrive n’est pas son vrai mari, c’est un faux, mais un faux très réussi, qui dépasse le modèle et prend les proportions d’un rêve. Pour la vie de Bertrande, le moment Arnaud se constitue dans un rêve: il est beau, ils s’aiment, ils filent le parfait amour, il est laborieux et s’occupe du manoir et du domaine. Mais il y a là-dedans un mensonge pour lequel il faut payer. Tout comme dans la légende, la punition sera terrible.
Et de même que Mélusine, qui rentrait la nuit au château de Raymondin caresser ses enfants, Bertrande sera hantée par le souvenir d’Arnaud, qui reviendra chaque nuit à Artigat caresser ses joues en larmes et la consoler du fait d’être tellement seule. L’arrivée d’Arnaud dans sa vie fut comme un rêve.

III.             LA FAUTE/ Le Jeu de la Vérité et du Mensonge

On parle dans ce film d’une faute morale qui est grande et qui s’appelle usurpation d’identité. L’usurpateur vole ou veut voler à autrui le nom donc l’identité et par conséquent le passé, les biens, la famille et surtout l’avenir. L’usurpateur prive l’usurpé de son avenir, il l’amène dans l’impossibilité de disposer librement de ses pouvoirs, de ses intentions et de ses décisions. Un usurpateur est quelqu’un qui vole tout à sa victime. Un usurpateur est un voleur total. Un usurpateur est quelqu’un de très dangereux qui vaut bien la pendaison et le bûcher. Un usurpateur est un salaud. Surtout au XXI-è siècle, l’usurpation d’identité est plus fréquente, plus grave et plus abominable que jamais. Et elle vaudrait bien la potence!
Cela dit, il faut noter que c’est un mérite du cinéaste de n’avoir pas fait un film à thèse. Non! Bien au contraire. Le jeu des personnages est complexe et Arnaud, l’usurpateur, a des circonstances atténuantes sur lesquelles nous n’allons plus insister vu que nous l’avons déjà fait et… à pleines mains.
Au procès, à Toulouse, fait son apparition le vrai Martin, qui rentre de la guerre, toujours veule avec en plus une jambe en moins. Il est incarné par le grand comédien Bernard Donnadieu qui nous a quittés en 2010. Pour l’instant, j’ai pensé que c’était un acteur un peu trop grand pour un rôle si chétif. Ensuite j’ai compris l’intention du réalisateur: il voulait donner des chances égales à tous les personnages, il voulait, par la personne de Donnadieu, imprimer un peu de dignité à ce malheureux personnage, autrement si méprisable. Il est méprisé, Martin, du fait qu’il n’a valu ni sa femme, ni le domaine hérité de son père, encore qu’il fût l’authentique Martin Guerre.
Mais l’authenticité n’est nullement négligeable, attendu que “Le mensonge a cent mille figures et la vérité n’en a qu’une.” (Jean de Coras)
Si Arnaud avait eu gain de cause au procès, lui et Bertrande auraient vécu toute leur vie dans le mensonge et le péché; un péché qu’elle n’eût pu jamais confesser, sans avoir trahi celui qui vivait à ses côtés. Avec le vrai Martin, elle a une chance de salut.
Arnaud du Tilh fut condamné à la pendaison et au bûcher en septembre, 1560.
Mais le cinéaste ajoute encore un détail puisé à la vie du magistrat Jean de Coras. Nous savons déjà de l’historienne Nicole Lemaître qu’il sympathisait avec les protestants. En cette qualité, c’est bien probable qu’il a été l’un des instigateurs des troubles de 1562, une tentative calviniste de s’emparer de la ville de Toulouse, dont les habitants étaient pourtant catholiques pour la plupart. Comme la tentative échoua, notre homme s’exila un temps à La Rochelle, au Poitou, mais retourna fort imprudemment à Toulouse où il fut fait prisonnier et condamné à la pendaison en 1572, toujours en septembre, un mois après la nuit de la Saint-Barthélemy.
Et maintenant, cher lecteur, “à nous deux”, quel est le vrai Dieu, celui de La Rochelle ou celui de Toulouse et de Paris?
Parce que tu sais que “Le mensonge a cent mille figures et la vérité n’en a qu’une.”

luni, 30 iulie 2012

POLICIER, ADJECTIF







                                               POLICIER,  ADJECTIF



Corneliu Porumboiu est un cinéaste roumain né à Vaslui en 1975. Il est l’un des plus brillants représentants de la nouvelle vague du cinéma roumain.
Après des courts métrages – Love…sorry (2001), Graffiti (2002), Autant en emporte le vin (2002), Un voyage à la ville (2003), Le rêve de Liviu (2004) – il fait sortir en 2006 son premier long métrage, 12h08 à l’Est de Bucarest, qui lui a valu la Caméra d’or du meilleur long métrage.
Son deuxième film, Policier, adjectif, est sorti en 2009. Avec ce deuxième long métrage, Porumboiu a emporté le Prix du Jury et le Prix FIPRESCI de la section Un certain regard du Festival de Cannes, le Grand Prix, au Festival de Belfort, et le Prix du Meilleur Film, à Barcelone, au Festival du Film européen.
En 2010, à la cérémonie des prix Gopo, en Roumanie, Policier, adjectif s’est adjugé le prix du meilleur film, du meilleur réalisateur, du meilleur scénario, du meilleur acteur (Dragos Bucur), du meilleur second rôle masculin (Vlad Ivanov) et de la meilleure photo (Marius Panduru).
Ce film n’est pas un polar classique. La trame en est policière, il est vrai, mais c’est du subterfuge, attendu que le film débouche sur un cas de conscience et une satire sociale assez cuisante.
Le sujet du film puisé à la rubrique des chiens écrasés renvoie donc à un événement réel. Le cinéaste a avoué, lors d’une interview demandée par Jacques Mndelbaum, le critique du “Monde”, qu’ “à l’origine il y avait deux idées liées à des événements réels. Le premier était un fait divers, l’histoire de deux frères dont l’un trahissait l’autre et le dénonçait à la police pour usage de drogue. Le second est lié au travail d’un ami, inspecteur de police, et qui s’est confronté à un moment de sa carrière à un cas de conscience similaire à celui qu’éprouve le personnage du film.”
Et Corneliu Porumboiu de nuancer:
“Ce qui a titillé mon imagination, ce n’était pas tant les conséquences de ce petit délit ou la décision de justice qui a été prise, mais cette histoire de trahison entre deux frères. Je me suis alors mis à écrire un scénario, à faire des recherches sur la manière dont la police enquête et suit des suspects.” (“Cinémotions”)
Cela dit, revoyons le film!

I.                   LA  FILATURE

Cristi (Dragos Bucur), un jeune policier, file trois lycéens qui fument un joint sur la route de l’école et après les classes. L’action du film se déroule à Vaslui (quelques critiques français ont retenu Bucarest – c’est inexact!), la ville natale du cinéaste. La ville est morne – on est en automne, au mois de novembre, je crois, juste au moment où l’hiver emboîte le pas à l’automne. Dans la rue, les personnages ont presque tous les grelots. A la fin du film, Cristi et Nelu (Ioan Stoica) vont également trembler, mais de peur, cette fois-ci, en présence d’un commandant (Vlad Ivanov) qui se lève presque toujours du pied gauche. Les immeubles sont sales et les fenêtres en ont des barreaux, ce qui laisse pressentir la taule. Le commencement annonce la fin. Et pourtant le policier a l’air très humain et très peuple, en somme.
Les filatures entreprises par Cristi sont restituées en plans-séquence, c’est-à-dire des plans uniques, sans montage ou plan de coupe. Pour un polar proprement dit les plans-séquence seraient un vrai désastre eu égard à leur longueur presque inévitable. Ici, cette manière de filmer qui rend l’action en temps réel nous introduit lentement dans l’atmosphère d’un film social où l’on découvre en même temps que le personnage central  des réalitées grises, filmées avec une précision farouche.
“Et savoir que le jeu en vaut la chandelle”, conclut Philippe Rouyer, le critique de “Première”.
Pourquoi cette préférence pour ces longs plans-séquence?
Porumboiu a avoué quelque part qu’on pouvait révéler “la vérité d’un personnage en le regardant travailler. Et c’est pour cela que j’ai décidé de suivre ce flic filant un suspect en temps réel.”
Cette distance de la caméra renferme d’autres suggestions aussi.
Samuel Douhaire, le critique de “Télérama” fait valoir que “la caméra reste à distance comme si elle était le regard de Cristi épiant en retrait les ados qui fument. Quand le policier entre dans le champ pour récupérer les mégots suspects, la caméra ne bouge pas: Cristi se retrouve à l’emplacement exact des ados, manière de souligner que le flic est, au fond, plus proche des lycéens que de ses supérieurs.”
Cristi file Victor, regardé en suspect principal, parce que cafardé par Alex, un bel-ami, Alex, le mouchard, et une jeune fille – amie des deux - qui, de temps en temps, rend visite à Alex. Ses visites sont louches vu qu’elle a un frère, Iulian Paraschiv, qui va en Italie tous les deux mois et qui a un casier judiciaire.
 Toutes les pistes indiquent celui-là en suspect principal. Cristi a besoin de temps pour ramifier l’enquête et entreprendre la poursuite de Paraschiv, mais ses supérieurs – le procureur et le commandant – lui demandent fermement d’organiser au plus vite un flagrant, d’arrêter les suspects et de s’adonner aux interrogatoires. Cristi trouve que cette “solution” n’est ni passionnante, ni juste. Mais elle semble être convenable pour tout le monde.
Convenable à quoi et à qui?
Convenable à l’Etat et, particulièrement, au Ministère de la Justice qui ne veulent pas rendre justice aux hommes, mais les contrôler, les soumettre par des lois qu’ils n’aient pas besoin de comprendre, qui leur restent extérieures et incompréensibles, d’où le rôle du dictionnaire qui fera l’objet de la III-è partie de ce postage (L’AFFRONTEMENT). Savez-vous qu’en Roumanie on est passible de 3-7 ans de prison pour avoir trafiqué du haschisch? La sanction est énormément dure, mais, si on est coopérant, on bénéficie d’une réduction de trois ans et demie de la peine (à revoir le dialogue de Cristi avec le procureur). A un moment donné, Cristi s’exclame: “Nulle part en Europe, personne n’est arrêté pour un joint.” Et puis, lui, en tant qu’inspecteur de police qui a le nez creux, est convaincu que ce n’est pas Victor le trafiquant. Ses soupçons reposent sur Paraschiv et sur Alex, le cafard, justement parce qu’il a cafardé.
Mais pourquoi l’avoir fait? Il fumait tels les autres, il bénéficiait, lui aussi, de cette herbe… Il est possible qu’Alex ait des contacts avec Paraschiv par le truchement de la fille que le flic a vue entrer dans la villa d’Aurel Iancu, le père d’Alex. Il est possible que Victor soit envisagé en ami naïf et en bouc émissaire, bon à se faire boucler à la place des autres, lui, qui n’a fait que fumer de l’herbe. Le délit est, de toute façon, dérisoire, mais l’injustice de la Justice est énorme. Le procureur (Marian Ghenea) ne veut pas éclaircir le cas et le commandant hâte le flagrant. De toute façon, ce n’est pas par hasard que le réalisateur fait entrer la sœur de Paraschiv, filée par Cristi, dans la villa d’Alex et toujours pas par hasard que cette villa est imposante, qu’elle fait ombrage aux maisons du voisinage qui ne comportent qu’un rez-de-chaussée. Dans l’économie du film, ces détails ne sont pas pour des prunes, ils y sont pour quelque chose. Aurel Iancu, le père (omnipotent?) d’Alex est le chef d’une compagnie AIAN Construct. SA. Cristi apprend ce détail après avoir demandé à ses collègues de faire des investigations sur le numéro d’immatriculation d’une voiture: 06AIC. Ce n’est pas impensable que cet homme si puissant, à la mesure de sa villa, Aurel Iancu, soit mêlé au trafic de drogue, qu’il soit assez influent pour détourner le cours d’une enquête et en imposer un bouc émissaire, dans une société  où un employé n’est qu’un rouage dans le système d’un engrenage dont on n’arrive jamais à deviner celui qui se trouve au levier de commande. C’est quelqu’un d’impersonnel, surveillant la mécanique d'un système qui doit se reproduire sans cesse, afin de rester le même: prévisible et facile à contrôler. Il est presque inutile de dire qu’un tel système ne peut pas évoluer, qu’il enfante “une société cadenassée par la surveillance policière et la bureaucratie.” (Jean-Luc Douin).
Dans un groupe nominal, le mot de base est le nom, le substantif. Les autres mots ne sont que des déterminants, des adjectifs pour la plupart, dont on peut se priver le cas échéant ou les remplacer pour le plaisir. Ce qui compte pour l’ossature, c’est le nom, les adjectifs ne sont que des ornements. Dans la société décrite dans ce film, les employés sont des adjectifs, l’ossature, c’est l’Etat; les adjectifs servent à enjoliver et à dissimuler l’essence et les vrais buts d’un tel Etat: se perpétuer sous la même forme.
Vous comprenez maintenant pourquoi le procureur et le commandant sont si pressés à clore le cas et pourquoi l’Etat est si occupé à brider toute initiative et tout élan à ses employés?
Un type zélé, passionné et opiniâtre comme Cristi, qui écrit de longs rapports méticuleux sur son cas, pourrait avoir la tendance, à un moment donné, de se substantiver, de se proposer en nom et de modifier le cours d’une enquête et, à la longue, le profil d’une société. Pour un tel Etat (policier), un tel individu est dangereux, il ose se proposer en nom, il ose lui faire concurrence. On dit qu’il est arrogant, qu’il ne respecte plus la mécanique du système, qu’il n’y est plus rouage, ni adjectif.
Vous comprenez maintenant pourquoi les collègues de Cristi rechignent à l’ouvrage?
Si vous avez compris qu’ils tiraient leur flemme, vous êtes bête ou faites le bête. Ce n’est pas qu’ils ne veuillent travailler, c’est que toute leur motivation a été tuée. L’Etat n’a pas besoin de zèle, le zèle individualise, l’Etat a besoin d’obéissance et d’uniformité. Ils ont très bien appris la leçon que leur avait infligée Anghelache (Vlad Ivanov), leur supérieur. Ils traitent Cristi pour un “particulier”, alors qu’eux, ils se prennent pour “l’imago”, comme eût dit Blaise Pascal, trois siècles auparavant. Aussi le regardent-ils avec de l’assitude et de l’ironie, mais, finalement, entre deux “pauses café”, ils l’aident à obtenir tous les renseignements que celui-ci, ce bizarre, ce zélé leur avait demandés. Ce n’est aucunement à cause d’eux que Cristi doit renoncer à l’enquête. Cette enquête est obstruée dans le bureau d’Anghelache.

II.                LA  CONVERSATION

Il y a deux conversations qui comptent dans ce film: celle de Cristi avec le procureur et une autre engagée à la maison, avec sa femme Anca (Irina Saulescu), vu qu’il est fraîchement marié et qu’ils viennent de rentrer de leur voyage de noces.
Avec le procureur, Cristi discute du cours de son enquête et de ce voyage à Prague. C’est sa femme qui a voulu y aller, en voyage de noces, vous comprenez? On est un peu choqué par une telle préférence, un peu – comment dirais-je? – trop intellectuelle pour une lune de miel. D’habitude on cherche des destinations plus exotiques et sensuelles, Cristi aurait préféré la mer, en Turquie, mais Prague, c’est énorme! Cristi se rappelle que, lors de ce voyage, il a vu des jeunes fumer un joint dans la rue et des flics s’en battre l’œil. Mais le procureur tente d’imprimer à la conversation une nuance plus…  intellectuelle: Prague, c’est “la ville d’or”, mais nous avons, nous aussi, notre Brasov, toujours une ville d’or.
 “Prague est un peu plus grande”, ose avancer Cristi.
“Oui – concède le procureur – mais Brasov, c’est notre petite Prague, tout comme Bucarest, c’est notre petit Paris.”
L’humour des dialogues est éclatant et nous rappelle que ce film est une comédie.
Mais pourquoi Brasov serait-il “une ville d’or”?
Le procureur nous renseigne que la toiture de l’Eglise Noire aurait été jadis en or: “Voilà à quoi devrait s’occuper l’Etat roumain, à refaire la toiture de l’Eglise Noire” – conclut le procureur, l’air rêveur.
Il est vrai, mieux vaudrait réparer les toitures que d’arrêter des jeunes pour trafic ou consommation de haschisch.
Mais la grande conversation de ce film a lieu entre Cristi et sa femme, à la maison. Cristi est fatigué et mange seul. Sa femme est occupée à écouter sur internet une chanson sentimentale. Et, comme le son est au maximum, Cristi s’en prend aux vers de cette chanson:
“Que serait la mer sans soleil?/ Mais le pré sans fleurs?/ Que signifierait aujourd’hui sans demain?/ Mais la vie sans toi?”
En interprétant ironiquement les vers de cette chanson pour laquelle sa femme le néglige, Cristi prouve encore une fois ses tendences psychologiques de substantivation:
“La mer sans soleil serait toujours mer et le pré sans fleurs, toujours pré.” Le soleil, les fleurs sont des ornements, réductibles à des adjectifs: une mer ensoleillée, un pré fleuri. Cristi a cette tendance, fâcheuse pour les autres personnages du film, de préférer le nom, les faits, la libre initiative, l’action, le présent (aujourd’hui) au détriment des adjectifs, de l’ajournement, de l’obéissance, du futur, ce qui rend, il est vrai, la vie plus facile, mais chaque fois au détriment de celui qui la vit.
Aujourd’hui doit être plus important que demain parce que c’est aujourd’hui qu’on prépare l’avenir. Une société qui néglige le présent et remet l’action pour plus tard est une société condamnée à ne jamais rejoindre l’avenir, l’évolution, vu qu’elle a besoin d’un ajournement pour demander la permission et finalement pour obéir, ce qui rend infantile et entraîne le blocage; le blocage de la substantivation de cette société-là.
Le dernier vers – “Que serait la vie sans toi?” -  est également digne d’attention, du fait que sans toi correspond à sans soleil et à sans fleurs, des syntagmes qui déterminent les noms la mer et le pré et qui sont indirectement sous-tendus par les adjectifs ensoleillée et fleuri. Donc, Toi correspond à des adjectifs, Toi est réduit à un ornement de la vie, Toi est vidé de sa substance.
Mais Anca, la femme de Cristi et professeur de roumain de son métier, est d’un autre avis: pour elle, la mer symbolise l’infini et les fleurs, la beauté. Vous sentez bien là l’influence des idées reçues, n’est-ce pas? C’est par ces idées reçues qu’on fait carrière en Roumanie. J’ai bien remarqué, dès le début, qu’Anca était une… intellectuelle. Elle remarque à un moment donné que dans les rapports que Cristi a écrits s’était glissée une erreuer: il avait écrit niciun/nicio – des adjectifs négatifs, qui en roumain signifient aucun,-e – en deux mots (nici un/nici o), tout en ignorant les dernières normes grammaticales et orthographiques de l’Académie qui imposent de changer d’orthographe et de les écrire en un mot.
Mais Cristi s’en balance et demande l’air relâché:
“- Depuis quand (cette orthographe)?
-         Depuis deux ans”, répond savamment sa femme.
L’humour en est éclatant.
Cette discussion savante porte donc sur… des adjectifs et sur l’évolution contrôlée de ce monde des adjectifs, où les erreurs sont promptement sanstionnées. Vous comprenez? Hein?
Il faut encore remarquer que les noms des personnages qui incarnent la norme et l’autorité intimidante commencent dans ce film par A: Anghelache, le commandant, Anca, l’épouse, Alex, le mouchard, qui obéit toujours à son père, Aurel Iancu, même au moment où il a cafardé son copain; c’est mon avis; c’est ma contribution à l’enquête que le réalisateur n’a pas voulu terminer. En grande amatrice d’Hercule Poirot et de Barnaby, je crois pouvoir m’exprimer à ce sujet…
 Plusieurs commentateurs ont retenu cet aspect des noms propres commençant par A. Bon, mais pourquoi?
Je crois que ce sont des personnages de première ligne, qui comptent pour la société ou, au moins, qui promettent: Anghelache est déjà commandant, Aurel Iancu est le manager d’une compagnie, Alex est un cafard, donc il promet, et Anca observe bien les normes et, pour Cristi, elle est à la maison ce qu’est Anghelache au travail. Tous les deux ont remarqué que le policier avait écrit aucun d’une manière incorrecte. La faute était tout à fait passable vu qu’on avait changé de norme peu de temps auparavant, mais ils sont conformistes et veulent imposer leur conformisme.

III.             L’AFFRONTEMENT

Mais Cristi n’est pas conformiste et refuse de faire le flagrant. C’est avec cette idée dans la tête qu’il entre dans le bureau du commandant. Cette séquence est filmée en plan fixe et veut annoncer un point de vue unique. Au bureau est assis Anghelache (Vlad Ivanov), relâché, très sûr de lui, une petite lueur chafouine aux yeux. Je n’ai pas eu l’impression que le commandant trouvât son plaisir à torturer ses subalternes, mais il voulait à coup sûr les intimider. Il semble dire “L’Etat, c’est moi” et Ivanov est très bon dans les rôles d’un homme du système ou, au moins, qui sait en faire ses choux gras. Je pense aux films 4 mois, 3 semaines et 2 jours, de Cristian Mungiu, L’Autre Irène d’Andrei Gruzsniczki ou à l’opéra bouffe Elizaveta Bam, d’après Daniil Harms, mis en scène par Alexandru Tocilescu.
Maintenant, il est le chef de Cristi, auquel il doit inculquer les principes de l’Etat tout-puissant. Je ne sais pas si Ivanov réalise que le commandant de Policier, adjectif est encore plus repoussant que l’avorteur de 4,3,2, mais il a sa manière intuitive et empathique d’aborder son rôle et ce qui en résulte n’est qu’époustouflant et miroitant.
Et Philippe Rouyer de continuer:
“L’affrontement qui suit entre Cristi et son chef (génialement incarné par l’avorteur de 4 mois, 3 semaines et 2 jours) autour du sens des mots “loi”, “morale” et “conscience” est totalement jubilatoire.”
Mais le critique de “Première” a ignoré le mot le plus important: policier, nom et adjectif.
Eh bien, les mots conscience, loi et policier valent la peine d’en parler.
Il est à remarquer d’emblée qu’ Anghelache ne prête pas d’attention au long rapport rédigé par Cristi. Il a décidé du cours de l’enquête sans avoir lu ce rapport. Il exige le flagrant.
Cristi lui tient tête et refuse de le faire. Il s’explique: il ne veut pas “avoir la vie d’un jeune homme sur la conscience.”
“Qu’est-ce que la conscience?” – lui demande sournoisement Anghelache. Cristi se prend au jeu et entame une définition de la conscience, mais qui ne correspond pas à celle proposée par Gina, la secrétaire d’Anghelache. La comédie devient kafkaïenne au moment où Anghelache demande à Nelu, le collègue de Cristi, d’écrire au tableau ces définitions. On fait appel au DEX (un correspondant du dictionnaire ROBERT en Roumanie) pour confronter les définitions proposées par les hommes avec les définitions éternisées par le dictionnaire de l’Académie. Ce que veut le commandant est d’inculquer aux hommes le doute sur ce qu’ils pensent et ce qu’ils sentent, de les rendre confus et honteux de l’avoir pensé. L’appel au dictionnaire est un appel à l’ordre et l’Académie fonctionne ici comme une police culturelle. Je l’ai sentie, moi, bien des fois, cette présence de la culture officielle comme le bras cultivé de l’Etat. Et je pense que cette scène déroulée dans le bureau d’Anghelache n’est pas tellement kafkaïenne; elle trouve sa force dans une sorte de déjà vu psychologique, où le mot écrit écrase au lieu de donner de l’envolée.
Cristi est de plus en plus confus. On lui demande de lire tout le paragraphe portant sur le mot loi et les syntagmes qui l’accompagnent. Le commandant lui fait remarquer le syntagme homme de loi et son contenu sémantique: “une personne qui applique et respecte strictement la loi”. C’est le moment jubilatoire d’Anghelache: cette définition l’arrange.Cristi n’a déjà plus d’issue.
Mais le jeu continue: on s’arrête maintenant au mot le plus intéressant de la chaîne – policier, qui, en tant que nom et adjectif, entraîne les syntagmes agent de police, roman ou film policier et Etat policier dont l’explication remise par le dictionnaire est “qui s’appuie sur la police et exerce son pouvoir par des méthodes répressives et abusives”.
“C’est une bêtise!” – réagit Anghelache; cette définition ne l’arrange pas.
 C’est le moment jubilatoire du spectateur.

IV.              LA  CHUTE

Cristi va faire le flagrant. Il n’a d’autre issue que d’obéir.
Il semble être résigné, il fait son métier, finalement, et, selon les règles, il le fait bien. Mais, pour le spectateur, c’est la déprime totale: Cristi, notre orgueil, fait son entrée au monde des adjectifs, au monde d’aucun et d’aucune, un monde où la personne humaine est niée et vidée de substance. Cristi, notre orgueil, y est tombé.
Il explique aux confrères le déroulement du flagrant et il le fait d’une voix neutre, professionnelle.
Mais finalement la voix relâchée de l’odieux commandant de police se fait entendre pour combler la mesure:
“Prenez-les doucement, ce ne sont que des gamins.”
Phrase exceptionnelle, il faut en convenir! Et qui n’est pas là pour des prunes! Elle y est pour quelque chose!
Nous parlons d’un Etat répressif, mais qui essaye de dissimuler sa brutalité au moyen des paroles. Il y existe deux réalités: celle des faits et celle des paroles. La réalité des paroles a le rôle de cacher l’autre.

V.                 POST SCRIPTUM

Nous sommes maintenant au générique, le film est fini, mais une jolie mélodie nous attire l’attention. Pas tellement la mélodie, mais ses vers, à propos de cette double réalité dont nous venons de parler. Je vous le dis franchement: rien dans ce film n’est gratuit. “Tout est plein de sens”, comme dirait le poète.
Alors, voyons “ce que disent” les vers:

“J’aime les paroles, tu sais?
Ces paroles sont tout ce que j’ai.
Elles sont ma famille.
Ce que j’aime les paroles!
Et comme je déteste le silence!
Qu’elle est superbe, cette soirée!
Dis-le-moi, mon amour, encore une fois!
Dis-moi que tu es belle
Et que tu deviendras ma femme
Et que nous aurons une fille…”

Hein? Vous comprenez?
Ce sont les mots qui font la réalité et non la réalité qui appelle les mots. Nous sommes sur le terrain de l’illusion et du mensonge qui couvrent tout bonnement la réalité.
Et la fille que " nous aurons” sera le fruit de ce mensonge. Aujourd’hui ne fait que compromettre demain.