LE
PRINCE VLAD L’EMPALEUR
Depuis
quelque temps, il passe sur National Geographic une série
intitulée Histoires sanglantes (Bloody Tales of Europe) présentée par
deux individus: lui, il dit s’appeler Joe et il est journaliste de son métier
et elle, elle est Susannah – historienne.
A
suivre la série, on a l’impression que leurs documentaires se veulent
démythifiants et il faut convenir que la démythification est parfois très
nécessaire.
Elle
est bonne, la démythification, pour deux raisons:
Premièrement,
on ne peut pas établir ou, au moins, chercher la vérité sans avoir brisé la
carcasse du mythe pour y trouver la “moelle” de l’histoire. Avec cette
démythification, c’est tout un monde qui change, les mentalités sont ébranlées
et la vérité peut enfin émerger sous
un nouveau jour.
Deuxièmement,
à présent on parle, on s’ingénie à parler des “Etats-Unis d’Europe” et, pour
que cette formule soit viable, il faut travailler les mentalités pour qu’elles
deviennent plus perméables et plus aptes à accepter les vérités incommodes et
les valeurs authentiques des pays autrefois en rivalité avec le vôtre.
Mais
il faut avoir la capacité de comprendre que ce travail est délicat et difficile
à faire et que la démythification ne se confondra jamais avec l’insulte, avec
le travail mal fait ou avec le mensonge. Le
menteur ne va pas loin.
Travailler
dans le sens de l’histoire et avoir de bonnes intentions n’excusent pas le
travail mal fait, superficiel et puéril. Bien au contraire, ce travail peut
nuire aux bonnes intentions, si hautement déclarées.
Si
elle ne cherche pas la vérité historique, la démythification, tout comme le
mythe, sera au service de la manipulation.
Les “historiens” sauront d’avance où il
est “bon” de démythifier et où il ne faut pas intervenir, si peu que ce soit.
Cette victoire de la manipulation sur la vérité historique fera que l’histoire
devienne une matière d’étude sans appas où le sens est reçu et même pis: c' est
commandé. Il n’y aura plus rien à découvrir, plus rien à réinterpréter. Alors
l’histoire se pétrifiera et se fermera aux lecteurs. Les étudiants s’en
éloigneront.
***
Dans
l’un des documentaires de la série mentionnée, Joe et Susannah s’occupent de la
figure proéminente de Vlad III, dit l’Empaleur, prince de Valachie (1448,
1455-1462 et 1476).
Je
n’ai nullement l’intention de reprocher à Joe et à Susannah ce qu’ils ont dit;
ils peuvent dire tout ce qu’ils veulent ou tout ce qu’on leur a recommandé/commandé
de dire. Mais je suis très intéressée à ce qu’ils ont omis de dire, attendu
que, dans un ouvrage scientifique ou dans un documentaire, omettre, c’est
mentir.
De
leur documentaire, le téléspectateur distrait apprend seulement que Vlad
l’Empaleur - Vlad Țepeș, en roumain - était un prince tyrannique et cruel, le prince le plus tyrannique
que le Moyen Age ait jamais connu!
S’il
était tellement tyrannique, pourquoi les chroniqueurs roumains n’en disent
rien?! Car voilà ce que souligne l’historien Lucian Boia, l’un des historiens
roumains qui ont beaucoup insisté sur les influences négatives du mythe sur
l’histoire, à travers des ouvrages publiés en Allemagne et surtout en France, où
il a fait paraître au moins neuf livres aux éditions La Découverte, Plon et Les
Belles Lettres : “En ce qui concerne ce prince [Vlad l’Empaleur], les chroniques
de la Valachie n’offraient même pas l’image noircie d’un Jean le Terrible. Il y
apparaissait purement et simplement comme un prince quelconque...(...). Pour le
reste, l’information sur Vlad l’Empaleur n’est pas de souche roumaine: vous la
trouverez soit chez les historiens byzantins, chez Chalcocondylas, en premier
lieu, lorsqu’il s’agit du conflit avec les Turcs, soit dans différentes
chroniques allemandes et, en outre, une chronique slave traitant toutes des
actes de sadisme qu’on lui imputait.” (Lucian Boia, Histoire et mythe dans la
conscience roumaine, Bucarest, Humanitas, 1997, p.237)
Il
y a encore la mémoire du peuple: eh bien, Vlad jouit d’une grande popularité
parmi les Roumains qui ont de la sympathie pour lui et qui le regardent comme
un grand justicier qui a lutté contre la corruption à l’intérieur et contre les
Turcs à l’extérieur. S’il en a mal usé avec les Turcs et les Saxons, il a été
bon et juste avec le petit peuple sur lequel il s’est appuyé et qui lui a gardé
une très bonne mémoire. Il a su redresser l’économie et le commerce et
combattre la pauvreté. Je reviendrai à ce sujet.
Cruel,
il l’était, mais “on a exagéré la cruauté de ce prince qui est présenté par
certains historiens comme un malade, un dégénéré, un sadique; d’ailleurs, les
supplices et les exécutions qu’il a ordonnés n’étaient pas le fruit d’un
caprice maladif, mais avaient tous une raison, à savoir très souvent une raison
d’Etat. Ils servaient d’exemple et assuraient l’ordre; d’ailleurs ils n’étaient
ni plus nombreux ni plus cruels que ceux commandés à l’époque par d’autres
souverains d’Europe.” (Constantin C. Giurescu, [1943], L’Histoire des Roumains de la
préhistoire jusqu’à la mort du roi Ferdinand, Bucarest,
Humanitas, 2000, p.135)
Mais
ce qui le distingue vraiment des “autres souverains” est la manière dont il a
usé de ces supplices: il n’a pas fait empaler seulement du menu peuple – des
criminels et des voleurs – mais également des nobles comploteurs, des marchands
saxons jugés malhonnêtes et des commandants turcs.
I.
VLAD ET LES SAXONS
J’ai
affirmé que Vlad avait vraiment redressé l’économie et le commerce. Il
comprenait très bien qu’un Etat puissant avait besoin d’un trésor bien garni et
il savait que ce trésor était alimenté par les douanes et les taxes sur le
commerce. De même, il voyait bien que, de tout le commerce pratiqué en Valachie,
c’étaient surtout les négociants saxons de Brașov et de Sibiu qui faisaient
leurs choux gras, puisqu’ils pratiquaient un commerce de détail sur tout le
territoire de la Valachie, alors que les Valaques, eux, n’avaient pas le même
droit en Transylvanie, ce qui était injuste autant que préjudiciable. Dans ce
cas-là, le prince Vlad a donné un ordre qui limitait les ventes des Saxons à
trois villes frontière, en les forçant de pratiquer un commerce en gros, au
bénéfice des commerçants valaques qui allaient porter et revendre leurs
marchandises dans tous les coins du pays. (Confer Neagu Djuvara, De
Vlad l’Empaleur à Dracula le Vampire, Bucarest, Humanitas, 2010, p.38)
Mais
les Saxons (population d’origine allemande qui s’était établie en Transylvanie
au XIII-è et XIV-è siècles) qu’est-ce qu’ils ont fait?
Eh
bien, ils ont largement ignoré l’ordre du prince. D’ailleurs les Saxons étaient
les ennemis traditionnels de Vlad Dracula et c’était surtout chez eux que
trouvaient refuge les prétendants au trône de la famille des Basarab-Dănescu,
qui s’opposaient à ceux des Basarab-Drăculescu dont faisait partie Vlad.
Face
à cet acte d’insoumission, la réaction du prince fut terrible: il fit arrêter
tous les marchands saxons qui avaient enfreint son ordre et les fit empaler.
Les Saxons portèrent plainte au roi de Hongrie et continuèrent d’abriter et
d’épauler les prétendants au trône. Vlad écrivit des lettres aux gouverneurs de
Brașov et de Sibiu en les prévenant que, s’ils ne chassaient pas tel ou tel
prétendant de leurs cités, il porterait le fer et la flamme dans leurs pays et,
comme ceux-ci firent fi de sa menace, il passa la montagne en 1459 et mit à feu
et à sang le Pays de Bârsa et les contrées de Brașov et de Sibiu.
L’un
de ces prétendants, Dan, vint tenter sa chance, mais ne réussit qu’à se faire
rosser et attraper. Vlad le fit creuser sa propre fosse, le fit écouter sa
propre messe funèbre et le fit décapiter. Tel
est pris qui croyait prendre , dit un proverbe.
Mais
puisque Dan avait été soutenu par les Transylvains de Făgăraș et d’Amlaș aussi,
Vlad envoya des troupes qui pillèrent et embrasèrent ces contrées. Certains villages tels que Șercaia et Mica furent réduits en poussière.
Le village d’Amlaș fut pris le 24 août 1460. Tous les villageois et le prêtre
avec en furent soumis au supplice du pal. (Cf. Constantin C. Giurescu, 2000,
p.136)
Il
était impitoyable, mais il faut convenir que la trahison était, à ce moment-là
aussi, chose fréquente.
II.
VLAD ET HAMZA-PACHA
Vlad
III a su redresser l’économie du pays et combattre la crise économique; j’ai
promis de revenir à cet aspect. Au début de son second règne (1455-1462), il
paya le tribut convenu au sultan Mehmet II le Conquérant, mais en 1459 il
arrêta de le faire. Pourquoi? Quelles en sont les raisons?
Il
y en a au moins quatre: une – historique, une autre – diplomatique, une autre,
très prévisible, - économique et la dernière – humanitaire.
La
raison historique va de pair avec celle diplomatique: en 1459, la Serbie fut
conquise par les Turcs et devint pachalik, de même que la Grèce et la Bulgarie.
Devant cette menace ottomane, le pape Pie II envisagea à Mantoue une ample
croisade antiottomane ayant à sa tête Mathias I-er Corvin, le roi de Hongrie,
qui allait devenir l’allié de Vlad III dans la lutte contre les Turcs. Voilà
pourquoi, même s’il avait payé le tribut jusque là, Vlad trouva bon, en 1459, de
changer de cap.
La
raison économique repose sur la somme immense de dix mille pièces en or que les
Valaques devaient payer annuellement au sultan. Cesser de la payer, c’est une
autre mesure de redressement économique du pays.
La
raison humanitaire prend en considération une information fournie par le
chroniqueur byzantin Ducas, qui a affirmé qu’en 1459 le Sultan avait demandé
aux pays soumis de payer également un tribut humain qui résidait en quelques
centaines d’enfants. Ces enfants allaient être élever dans la loi islamique
pour devenir janissaires. (Cf. N. Djuvara, 2010, p.41-42)
Aussi,
en 1459, sous différents prétextes, Vlad cesse-t-il de payer le tribut et le
Sultan apprend de ses espions que le prince valaque, en alliance avec Mathias
I-er Corvin, le fils de Jean Huniade, se prépare à déclencher la guerre contre
l’Empire ottoman. Et le Sultan essaye d’abord d’une manière diplomatique de le
faire mordre la poussière: il lui envoie un messager grec, Katavolinos, qui
était chargé d’inviter le prince à Giurgiu afin de régler, de commun accord
avec les dignitaires turcs, quelques problèmes de frontière. Mais à Giurgiu
l’attendaient Hamza-pacha avec ses troupes, qui allaient l’arrêter et le rendre
au Sultan. Mais notre prince à nous étant plus sournois que le Grec et les
Turcs en eut l’intuition et feignit de se rendre à Giurgiu avec peu de
compagnons et, en outre, avec un tribut humain d’une cinquantaine d’enfants.
Mais, intelligent et bon stratège, il avait préparé de grosses troupes qui
attendaient en catimini et qui, à son signe, se ruèrent sur les Turcs d’Hamza
qui tombèrent prisonniers. Tel est pris
qui croyait prendre... pour la deuxième fois...
Les
prisonniers furent amenés à Târgoviște et, à la périphérie de la ville, le
prince les fit empaler. Mais pour Hamza-pacha et pour le messager hypocrite et
menteur, Katavolinos, Vlad fit monter des pals plus grands pour que leur rang
ne passât pas inaperçu...
La
cité de Giurgiu tomba aux mains de Vlad et le bord droit du Danube, de
l’embouchure jusqu’à Zimnicea, fut mis à feu et à sang. Qui plus est, les
habitants de Constantinople se préparaient à déserter leur ville, en craignant
que Vlad l’Empaleur pût y arriver. Un autre commandant turc, Mehmet-pacha, prit
la fuite pour sauver sa peau et apprit, à cette occasion, que la peur a bon pas.
Quelle
belle victoire! Et quelle intelligence, et quelle vaillance que celles de notre
prince!
Vlad,
lui-même, en fut enchanté et dans la lettre qu’il écrivit à Mathias Corvin, son
allié, il raconta qu’on avait tué 23 809 hommes – on comptait scrupuleusement
les têtes coupées, c’était la coutume – à l’exception de 884 personnes qu’on
avait fait brûler dans leurs maisons. (Cf. Constantin C. Giurescu, 2000, p.136)
III. LA QUADRUPLE TRAHISON
L’attitude,
de même que la conduite de Vlad furent mal digérées par le Sultan et à l’été
1462 Mehmet II le Conquérant du Byzance se mit en route à la tête d’une
formidable armée de 150 000 hommes (lui-même a mentionné ce chiffre dans une
lettre), la plus grande armée après celle avec laquelle il avait conquis le
Byzance, et 175 navires de guerre. Une partie de cette flotte attaqua la cité
de Chilia, un centre commercial très important, qui apportait de gros revenus au(x)
prince(s) qui le protégeai(en)t. Depuis le règne de Jean Huniade cette cité était défendue par une garnison
hongroise et une autre valaque. Mais Chilia ne fut pas attaquée seulement par
une flotte assez puissante, mais aussi par une armée de terre à la tête de
laquelle se trouvait... Etienne le Grand de Moldavie, le cousin de Vlad III, qui
avait été mis sur le trône justement par Vlad III cinq années auparavant!... Qui donne à crédit perd son bien et son ami.
Et ce n’est que... la première des trahisons. Joe et Susannah auraient eu là
une bonne occasion d’intervenir et d’appliquer au prince moldave une de ces
démythifications qui leur tiennent à cœur. Ils auraient dû pourtant préciser
qu’Etienne le Grand fut, en général, un bon et grand prince et qu’il allait
devenir un vrai Athleta Christi dans
la lutte antiottomane. Mais Joe et Susannah n’ont pas l’habitude de telles
nuances; ils voient les choses en noir et blanc et préfèrent minimiser au lieu
de démythifier.
Face
à cet acte de félonie horrible, Vlad III dut détacher de son armée qui comptait
30 000 soldats tout au plus un détachement de 7 000 hommes pour renforcer les
garnisons qui défendaient Chilia. Mais le sultan Mehmet II, le prince Etienne
le Grand, de même que Joe et Susannah n’eurent pas de chance: la cité de Chilia
ne fut pas prise. Etienne le Grand rentra bredouille.
Encore
l’armée du prince était-elle trop petite. Vlad ne pouvait pas faire face au
Sultan en plein champ. Aussi appliqua-t-il la politique de la terre brûlée: il
mit le feu à ses propres villages, empoisonna les puits, amena les villageois
et leur bétail dans des forêts ou à la montagne afin de ne rien laissser à
boire et à manger à l’armée turque et se résolut à faire une guerre de
harcèlement.
Mais
Joe et Susannah ne soufflent mot de la fameuse attaque de nuit du 17 juin 1462
qui, sans être couronnée du succès suprême – Vlad eût voulu tuer le Sultan même
– réussit à provoquer de graves pertes aux Ottomans et témoigna de la bravure et,
en même temps, de l’audace extrême, mais calculée de ce prince. Plus je
lis/j’écris, plus je comprends que rien dans son action n’était gratuit,
aventureux ou capricieux.
La
forêt des pals
Le
Sultan se hâtait vers Târgoviște, la capitale de la Valachie, mais, soupçonneux, il se résolut à contourner la ville pour éviter les mauvaises surprises de son
opposant, Vlad III. Et les Turcs marchaient aux alentours de Târgoviste lorsque
l’image la plus épouvantable s’offrit à leurs yeux: sur une étendue mesurant
trois kilomètres de longueur sur un kilomètre et demi de largeur on avait
planté des pals, auxquels étaient accrochés des moribonds qui gémissaient, des
cadavres qui puaient et des squelettes bien lisses “à la poitrine desquels les
corbeaux, par milliers, avaient fait leurs nids. Au fur et à mesure que l’armée
turque approchait, les corbeaux s’envolaient, en remplissant le ciel de leurs
croassements macabres. Même aux premiers rangs, empalés depuis peu, on pouvait
apercevoir les Turcs d’Hamza-pacha et de Katavolinos, tombés prisonniers à
Giurgiu, et, au pal le plus grand, sur le cadavre d'Hamza-pacha à moitié mangé par les
corbeaux, on distinguait encore ses vêtements précieux, en soie.”
(N. Djuvara, 2010, p.54)
Quel
spectacle, cher lecteur! Et quelle mise en scène grandiose, gigantesque et
orgiaque! Teintée d’humour noir.
Joe
et Susannah ne goûtent pas le spectacle. D’ailleurs, je ne m’y attendais pas.
Ils reprochent l’air qui sentait mauvais. La légende dit qu’en voyant la forêt
des pals les soldats turcs furent si épouvantés qu’ils chièrent en caleçon et
Joe et son amie ne savaient pas dire ce qui sentait plus mauvais: les cadavres
en putréfaction ou les caleçons des Turcs?
Pour
en finir, il faut ajouter que Mehmet II le Conquérant ne partage pas l’avis de
Joe et de Susannah. On nous dit que le Sultan, à la vue de cette mise en scène,
manifestait une sorte de “stupeur admirative” (N. Djuvara, 2010, p.54) et ne
cessait de dire qu’il ne pouvait pas prendre le pays à un prince qui faisait
des choses si grandioses et qu’un tel homme aurait été digne de plus. Il avait
le sens du spectacle, Mehmet II, qui se hâta à déserter la Valachie.
Le Sultan, lui aussi, rentra bredouille.
Mais
Mehmet II le Conquérant était trop vieux renard pour ne pouvoir envisager
d’autres modalités de faire la guerre: avant de passer la frontière, à Brăila,
il fait un cadeau aux Valaques; c’était “une bombe à retardement” (N. Djuvara,
2010, p.56), c’était le prince Radu le Beau, le frère cadet de Vlad, bon ami du
Sultan et l’ennemi de son frère. Mais Radu le Beau, soutenu par une petite
armée turque de 4 000 hommes ne pouvait rien faire sans le soutien des nobles,
qui s’empressèrent à qui mieux, mieux à baiser la main au nouveau maître!
Qu’est-ce
qui s’était passé?
Ces
nobles avaient réellement secouru leur prince et avaient combattu à côté de lui
et alors qu’est-ce qui est arrivé?
Ah,
c’est tout une histoire!
En
Valachie, les relations entre le prince régnant et les nobles ont été presque
tout le temps tendues, vu que dans les Principautés roumaines la loi sacrée du
premier-né était connue, mais pas toujours révérée.
Il fallait simplement que le voïvode fût d’origine princière, mais
les nobles se réservaient toujours le droit de remplacer un voïvode par un
autre de la même famille ou d’une tout autre famille princière. Les relations
étaient tendues et agitées et la question qui se posait le plus fréquemment
était : qui aurait le dessus? Vlad III a régné trois fois, en faisant empaler
les nobles comploteurs pour servir d’exemple! Mais en vain! La trahison était
omniprésente.
Comme
je vous l’ai déjà dit, en 1459 la Serbie devint pachalik. Pour les nobles
valaques, pachalik signifiait la
perte de tout contrôle, de presque tous les domaines et de tous les privilèges.
Cette crainte les a unis à leur prince, Vlad, qui avait sa haine des Turcs et qui allait
combattre de bon cœur contre ceux-là. Ils s’étaient simplement servis du prince
Vlad. (Cf. Marius Diaconescu, Le Prince Vlad l’Empaleur: sujet de
manipulation depuis plus de 500 ans. Entre la vérité historique et les mythes,
in “Historia”, an X, nr. 105, septembre 2010). Mais maintenant le danger est
passé: Radu le Beau est l’ami du Sultan et, pour ses beaux yeux, Mehmet II
renonce à transformer la Valachie en pachalik et se contente du gros tribut de
10 000 pièces d’or. Alors, les nobles récitent la leçon qu’ils savent le mieux:
LA TRAHISON.
Radu
le Beau, soutenu par les nobles et leurs troupes, poursuit son frère jusqu’à la
forteresse de Poenari. D’après la légende, la femme de Vlad, pour échapper aux assiégeants,
se jette du haut de la falaise que la forteresse surplombe et la scène fut
exploitée par Francis Ford Coppola dans son Dracula.
Vlad
III réussit à échapper au siège de Poenari, en empruntant un passage secret à
travers la montagne. Il avait encore des troupes fidèles et se mit à attendre
l’aide promise et maintenant très nécessaire de Mathias Corvin qui arriva
finalement, mais le roi hongrois ne semblait pas très résolu à combattre contre
les Turcs. Vlad était presque incapable de comprendre qu’il allait être pour la
quatrième fois trahi!
Car
il fut quatre fois trahi: par son cousin, Etienne le Grand, que lui-même avait
aidé à monter sur le trône, par son propre frère, Radu le Beau, par les nobles
et par Mathias I-er Corvin, dit le Juste. Ils étaient tous grands, beaux et justes,
ces félons. Lui, seul, il était l’Empaleur: un féodal sauvage, mais très
honnête!
IV.
L’INCARCERATION
Mathias
Corvin n’avait pas envie à ce moment-là de faire la guerre aux Turcs. Il avait
d’autres chats à fouetter et des ambitions impériales. D’ailleurs, il lutta
victorieusement contre l’Autriche. Il
n’avait aucune envie, pour l’instant, de suivre Vlad dans son combat
antiottoman.
Bon,
mais que dire au Pape Pie II, qui l’avait placé à la tête de la croisade
antiottomane?!
Il
réfléchit. Un grand roi a toujours de la chance.
Sur
ces entrefaites, en Valachie, Radu le Beau monte sur le trône. En Transylvanie,
les autorités locales de Brasov s’empressent à reconnaître Radu comme souverain
et ont l’idée de proposer à Mathias Corvin d’évincer, même de tuer Vlad l’Empaleur.
Mathias Corvin y réfléchit, et réfléchit, et réfléchit... Il était avec Vlad
depuis cinq semaines à Brasov. Mathias Corvin renouvelle sa promesse d’aider
Vlad à combattre contre les Turcs. Vlad allait partir pour la Valachie avec une
petite armée et le roi Mathias allait le rejoindre un peu plus tard avec toute
son armée. Mais sur la route de Rucăr, Vlad l’Empaleur est arrêté par les
hommes de Mathias. (Cf. N. Djuvara, 2010, p.63) Il sera incarcéré pour 12 ans,
dans une résidence royale, près de Buda.
Les
chefs d’accusation ont été trois lettres que Vlad III aurait écrites, dont l’une
adressée au sultan Mehmet II, où Vlad demandait pardon et promettait au Sultan
de lui faciliter la conquête de la Transylvanie et puis - pourquoi pas? - de toute
la Hongrie.
Cette
lettre est un faux.
D’abord,
l’argument logique en est que Vlad ne pouvait pas promettre au Sultan des
choses que celui-ci se trouvait dans l’impossibité psychologique d'accepter comme vraies.
Vlad était trop intelligent pour le faire et Mehmet II – trop intelligent pour
le croire. Ceux qui avaient écrit cette lettre ne le croyaient pas, eux non
plus.
La copie latine de cette lettre fut envoyée au
pape Pie II pour blanchir Mathias Corvin, pour justifier sa non intervention
dans le combat antiottoman.
Deuxièmement,
l’argument juridique du faux est que l’original de cette lettre pour laquelle
un prince avait été 12 années emprisonné n’a jamais été trouvé.
Mathias
Corvin fut un grand roi, mais un homme d’un très mauvais caractère. Le Turc
Mehmet II était, au moins, un adversaire respectable.
V.
VLAD ET LES PETITES HISTOIRES
Plus
je lis, plus je suis persuadée que la plupart des histoires reposant sur sa
cruauté terrible ne sont que de pures inventions.
Prenons-en
une!
Vlad
est incarcéré en Hongrie, sur l’ordre de Mathias Corvin.
Et
là, savez-vous ce qu’il faisait et à quoi il trouvait son plaisir?
Eh
bien, il passait son temps à attraper des rats et à les empaler!
J’admets
qu’il est difficile de concevoir de telles bêtises!
En
premier lieu, Vlad III l’Empaleur fut incarcéré dans une résidence royale, où
il menait une vie de famille, puisqu’il avait épousé Hélène de Huniade Nelipic,
la cousine du roi Mathias Corvin, avec laquelle il eut une fille, Zaleska.
En
second lieu, c’est de cette époque que date son portrait le plus connu qui le
fait voir élégamment vêtu, avec, en outre, ses cheveux longs et frisés, ses
yeux verdâtres et sa figure fermement coupée d’une moustache. C’est comme ça qu’il
se présente à la postérité et non pas en courant après des rats!
Joe
et Susannah ont aimé, eux aussi, une petite histoire. Laquelle? Vous êtes
curieux de l’apprendre, bien entendu.
Eh
bien, ils ont choisi celle avec les messagers turcs et leurs turbans. Et là,
stupeur!!! Les deux historiens de National Geographic ont la naïveté
de faire confiance à une légende!
C’est
une bizarre manière de démythifier en faisant appel au... mythe!
De
quoi il s’agit?
La
légende dit que des messagers turcs se présentèrent au prince Vlad l’Empaleur
et que le prince leur demanda d’ôter leurs turbans. Les Turcs en refusent, en
invoquant la coutume de leur pays qui leur interdit de le faire. Le prince les
fixe instamment de ses yeux verdâtres et fait clouer les turbans aux têtes pour
que la coutume turque soit bel et bien respectée.
Joe
et Susannah en sont indignés, bien que ce ne soit qu’une légende.
Premièrement,
il est impossible de localiser temporellement cette légende, attendu que Vlad a
été toul le temps soucieux de ne pas éveiller de soupçons au sultan. C’était
inutile et idiot! Insulter ou maltraiter les messagers aurait été une grave
faute or, lui, il était trop intelligent pour la faire.
Et
puis il avait une trop haute conception de ce qu’être prince voulait dire pour
faire l’erreur de maltraiter les messagers!
La
plupart de ces histoires ont été inventées ou bien mises à point par les
Saxons, les ennemis du prince depuis toujours. Ils ont pu facilement répandre
ces histoires grâce à l’impression inventée par Gutenberg juste au XV-è siècle.
De leurs libelles illustrés, toute l’Europe a pu apprendre que Vlad passait son
temps à faire interminablement aveugler, bouillir, brûler, clouer, écorcher vif,
enterrer vivant, mutiler et surtout empaler tous ses opposants et les
malfaiteurs. Si nous en croyons ce que racontent ces libelles, il y a eu des
milliers de personnes empalées!
Eh
bien, tous les bois de la Valachie n’y auraient pas suffi!
VI.
Un peu de psychanalyse, s’il vous plaît!
Avant
de terminer son documentaire, Joe tente sa chance au domaine de la psychanalyse.
Il a des obsessions, Joe, et il veut s’éclaircir. Pour cela, il va en Turquie,
mais sans se faire accompagner de Susannah, vu que la question est délicate et
il faut la régler d’homme à homme.
Bon,
mais quelle est l’obsession de Joe?
Le
jeune homme semble être convaincu que Vlad III a fait tuer des milliers et des
milliers de personnes. Mais pourquoi les faire empaler? Qu’est-ce qui justifie
cette préférence du prince pour le supplice du pal?
C’est
ça la question et en voici la réponse. Bon courage!
Un
historien turc explique à Joe qu’il y avait en Turquie beaucoup d’homosexuels
et il conclut que Vlad III aurait été sodomisé pendant sa jeunesse qu’il avait
passée chez les Ottomans, où il avait été envoyé comme otage, avec son frère
cadet, Radu. Il nous fait remémorer que le pal pénétrait le corps humain par l’anus
et en sortait par la poitrine, mais sans atteindre les organes vitaux: le cœur
et le foie, pour que la mort soit lente.
Cher
lecteur, si tout cela avait été dit dans un contexte psychanalytique et à la
fin d’une analyse un peu plus complexe et plus objective, l’ensemble aurait
été, peut-être, digérable; mais ajouter encore une misère à une kyrielle déjà
trop longue de misères, c’est insupportable; ça tourne le sang. C’est le comble
de la démythification!
Ce
qu’ils sont culs!
Je
pense qu’après tout ce qu’ils nous ont fait entendre, il est grand temps
maintenant que Joe et Susannah nous tirent leur révérence; ça suffit.
Mais
le récit de Vlad l’Empaleur continue.
VII. LA FIN – Vin versé, il faut le boire
Après
12 ans de captivité, Vlad III est libéré à la prière d’Etienne le Grand de
Moldavie, qui avait besoin d’être secouru dans le combat antiottoman. Pour l’instant,
Etienne le Grand est vaincu à Valea Albă par Mehmet II le Conquérant, mais Vlad l’Empaleur et Etienne Bathory de
Transylvanie entrent en Moldavie et aident le prince à chasser les Turcs du
pays.
Après,
Etienne le Grand et Etienne Bathory remettent Vlad III sur le trône de la
Valachie. Mais celui qui revient en Valachie après une aussi longue absence n’est
plus le prince audacieux et vainqueur que nous avons connu, mais un vrai martyr
de la cause antiottomane. Il n’a plus ses troupes fidèles et les nobles ne l’aiment
pas et craignent sa sévérité. Il demande à Etienne le Grand de mettre à son
service des soldats moldaves, parce qu’il ne peut plus faire confiance aux
Valaques. Au bout de quelques semaines, son rival, Basarab Laiotă, de la
famille des Dănescu, revient à la tête d’une armée turque; surpris par cette
attaque, Vlad l’Empaleur est tué au mois de décembre 1476.
“Mourut
alors, encore jeune, lorsqu’il devait compter dans les 45 berges, l’un des
princes les plus extraordinaires que les Pricipautés roumaines aient jamais eus
et sa personne fut jugée de toutes les manières, ce qui enfanta, au cours des
siècles, tout une kyrielle d’histoires, légendes, romans, qui finirent par
déformer du tout au tout sa personnalité." (N. Djuvara, 2010, p.79-80)
On
suppose que ses cendres reposent au monastère de Comana, au milieu de ce peuple roumain qu’il
a tant aimé.
***
Nous avons appris que, depuis quelque temps, à Hollywood, Brad Pitt produisait, via sa compagnie, Plan B, un film
historique et biographique, intitulé Vlad the Impaler. Ce film est budgété à 85 millions de dollars.
Pitt a déjà changé de scénariste et vient d’engager James Gray pour la
réalisation et le scénario. On n'est pas encore certain de l’acteur qui va
interpréter le rôle principal, mais les sources les plus crédibles indiquent
Christian Bale comme Vlad l’Empaleur. Quant à moi, je crois que les meilleurs
Vlad de Hollywood seraient Christian Bale, Johnny Depp ou - pourquoi pas? - Brad
Pitt.
Il
me tarde de voir ce film et j’espère que ce sera un peu plus proche de la
vérité historique que le documentaire de Joe et de Susannah.
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