sâmbătă, 24 martie 2018

Debussy - Prélude à l'après-midi d'un faune - Pierre Boulez - Cent ans de Debussy

CENT ANS DE DEBUSSY

                   Aimez-vous Prélude à l'Après-midi d'un faune ?



         Claude Debussy nous a quittés le 25 mars 1918, juste il y a 100 ans. Nous commémorons donc cent ans de Debussy, cent ans d'impressionnisme musical.  Mais Debussy ne traduit pas l'impressionnisme pictural dans la musique ni le symbolisme. De la musique avant toute chose, c'est ça l'idée. L'impressionnisme est un état spirituel qui se manifeste à la fin du XIX-è et au début du XX-è siècle et ce n'est pas un état profond. C'est plutôt quelque chose de fugitif, c'est un devenir continu, une suggestion, c'est <<L'homme ivre d'une ombre qui passe>> (Baudelaire). L'impressionnisme, c'est un état artistique qui trouve presque simultanément son expression dans Impression, soleil levant (1872), chez Claude Monet, dans L'Après-midi d'un faune (1865-1876) poème longuement travaillé par Mallarmé ou dans Prélude à l'Après-midi d'un faune (1892-1894), la composition de Debussy, pour ne puiser dans la vaste et mirobolante création artistique de l'époque que les titres les plus suggestifs. Ce sont des œuvres où <<Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.>> (Baudelaire) et cela pour éviter la simple, la traditionnelle et déjà insupportable littérature. Tout y devient aventureux et imprévisible, fuyant l'insipide littérature. Et cela a dû et doit absolument se passer, étant donné que nous traversons avec Wagner (1813-1883) que Debussy admirait bien une année dionysiaque (Nietzsche) très favorable <<à la bonne aventure>>:

Que ton vers soit la bonne aventure
Eparse au vent crispé du matin
Qui va fleurant la menthe et le thym...
Et tout le reste est littérature. (Verlaine)

         Et le vers correspond au son et à la couleur et tous sont des suggestions. J'ai dit couleur. Non! Il nous faut la nuance! Car elle seule sert à unir les choses, elle seule sert à fondre les couleurs et les sons dans << une œuvre d'art totale>>, comme disait Wagner, qui ne soit pas de la littérature:

Car nous voulons la Nuance encor,
Pas la Couleur, rien que la nuance!
Oh! la nuance seule fiance
Le rêve au rêve et la flûte au cor! (Verlaine)

          Le son, la nuance et la parole sont faits pour se rencontrer et fondre dans le vers, dans le chant ou dans le tableau. Et là, tout chante:

Le piano que baise une main frêle
Luit dans le soir rose et gris vaguement,
Tandis qu'avec un très léger bruit d'aile
Un air bien vieux, bien faible et bien charmant
Rôde discret...
(...)
Qu'est-ce que c'est que ce berceau soudain
Qui lentement dorlote mon pauvre être?
Que voudrais-tu de moi, doux chant badin?
Qu'as-tu voulu, fin refrain incertain,
Qui vas tantôt mourir vers la fenêtre...? (Verlaine - Ariettes oubliées V)

         Chez Verlaine ou Debussy, le poème est un air ou une ariette et l'air est un poème. Et la fenêtre de Verlaine est ouverte sur le monde, tout comme la musique de Debussy, sur les nuances et les harmonies du monde, et la mort est ouverte sur la vie, sur la réincarnation et sur la métamorphose. C'est ainsi que  l'aventure continue!
<<Les sons et les parfums>> deviennent <<langoureux vertige>> et même <<valse mélancolique>>. Cette métamorphose se passe à l'arrivée du soir, moment magique où le jour se fait nuit, attendu que le soleil blessé par une branche de Vénus <<s'est noyé dans son sang qui se fige>> - superbe métaphore pour le crépuscule, puisée dans les vers de Baudelaire.
         Le fugitif et l'incertain règnent chez les symbolistes. L'heure du crépuscule est incertaine, <<brumeuse>> chez Verlaine. La fumée du soir transfigure le paysage:

La lune est rouge au brumeux horizon;
Dans un brouillard qui danse, la prairie
S'endort fumeuse...
(...)
Les chats-huants s'éveillent, et sans bruit
Rament l'air noir avec leurs ailes lourdes,
Et le zénith s'emplit de lueurs sourdes.
Blanche, Vénus émerge, et c'est la Nuit. (L'Heure du Berger)

         Le faune de Mallarmé est lui aussi attiré par le <<bosquet arrosé d'accords>>, mais , chez lui, la passion est plus ardente. Mais le feu du désir renferme déjà la cendre de l'oubli:

Tu sais, ma passion, que, pourpre et déjà mûre,
Chaque grenade éclate et d'abeilles murmure;
Et notre sang, épris de qui le va saisir,
Coule pour tout l'essaim éternel du désir.
A l'heure où ce bois d'or et de cendres se teinte
Une fête s'exalte en la feuillée éteinte:
Etna! c'est parmi toi visité de Vénus
Sur ta lave posant ses talons ingénus,
Quand tonne un somme triste où s'épuise la flamme.
Je tiens la reine!
O sûr châtiment...
(...)
Couple, adieu; je vais voir l'ombre que tu devins.

         Chez Mallarmé, l'amour est plus violent, poussant à l'enlèvement des nymphes:

<<Mon œil trouant les joncs, dardait chaque encolure
Immortelle, qui noie en l'onde sa brûlure
Avec un cri de rage au ciel de la forêt;
Et le splendide bain de cheveux disparaît
Dans les clartés et les frissons, ô pierrerries!
J'accours; quand, à mes pieds, s'entrejoignent (meurtries
De la langueur goûtée à ce mal d'être deux)
Des dormeuses parmi leurs seuls bras hasardeux;
Je les ravis, sans les désenlacer, et vole
A ce massif, haï par l'ombrage frivole
De roses tarrissant tout parfum au soleil,
Où notre ébat au jour consumé soit pareil.>>
Je t'adore, courroux des vierges, ô délice
Farouche du sacré fardeau nu qui se glisse
Pour fuir ma lèvre en feu buvant, comme un éclair
Tressaille! la frayeur secrète de la chair:
Des pieds de l'inhumaine au cœur de la timide
Que délaisse à la fois une innocence, humide
De larmes folles ou de moins tristes vapeurs.>>

         Il y a plein de chair, de sang, de feu, mais aussi de larmes et <<de moins tristes vapeurs>> dans la poésie de Mallarmé; il y en a plus que vous n'auriez deviné. Vous allez chercher ces mêmes chair, sang, feu, larmes et vapeurs dans le Prélude... de Debussy  qui vous attend plus haut. Il y en a énormément! Votre émerveillement sera augmenté par ce prélude qui se fait entendre d'une manière spéciale, vu qu'à la tête de London Symphony Orchestra se trouve Pierre Boulez (1925-2016). Tâchez de vous teinter de ces nuances qui seules fiancent/Le rêve au rêve et la flûte au cor... Et la poésie à la musique...
           














vineri, 23 martie 2018

AIMEZ-VOUS PROKOFIEV?




                                AIMEZ-VOUS PROKOFIEV?


         Bien sûr que oui! Après tant de belle musique qu'il a écrite!
         Sergueï Prokofiev est né le 23 avril 1891 et mort le 5 mars 1953. Nous venons de commémorer 65 ans après sa mort, survenue des suites d'une hémorragie cérébrale. Il est mort à Moscou, attendu qu'en 1935 il a regagné l'Union soviétique, l'Union stalinienne, où il a vécu des hauts et des bas suivant les humeurs tsunamiennes d'un Etat totalitaire.
         Pour le commémorer, nous avons choisi le Concerto pour violon no1 en ré majeur et le ballet Roméo et Juliette, deux pièces qui nous sont très chères.
         Le Concerto pour violon no 1 fut composé en 1916 et 1917. La Révolution russe qui éclate en février 1917 surprend Prokofiev à Saint-Pétersbourg, qui deviendra Petrograd et, depuis 1935, Léningrad. Devant ce premier tsunami, le musicien se retire dans le Caucase. Puis il se verra obliger, tout comme Stravinsky, de fuir l'Union soviétique et la première du Concerto pour violon no 1 n'eut lieu qu'en 1923 à Paris.
         Mais de 1930 à 1932 Prokofiev fait des tournées en Union soviétique où il remporte de grands succès. A part ces succès stimulants, le gouvernement communiste lui promet un appartement à Moscou et une datcha, c'est-à-dire une résidence secondaire à la campagne, près de Moscou, pour le convaincre de rentrer. La tentative des gouvernants communistes porte des fruits et en 1935 Prokofiev est de retour et reçoit une commande du théâtre Kirov de Léningrad (nommés ainsi de 1935 à 1992, parce que de nos jours et avant 1935 on parle du fameux théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg). La commande était pour le ballet Roméo et Juliette, et Prokofiev se prit au travail. Ce qui en résulta fut quelque chose de très dense, très rythmé, très beau et assez extravagant pour l'époque. Le Kirov refusa le ballet. Mais Prokofiev est tenace et ne tarde pas à signer un autre contrat avec le Bolchoï de Moscou, qui refuse également le ballet. Les danseurs considéraient ce ballet indansable, vu sa complexité rythmique.
         Mais Prokofiev est tenace autant que doué et le ballet eut sa première en 1938, au Théâtre Mahen, à Brno, en République tchèque, en jouissant d'un bon accueil. La première russe a eu lieu en 1940 au Kirov pour qu'en 1946 le Bolchoï lui ouvre également ses portes.
         Je vais vous proposer le Concerto pour violon no 1 dans la version de Leonidas Kavakos, avec Valery Gergiev à la tête de l'orchestre de Mariinsky Concert Hall. Gergiev dirige les mains vides, sans baguette ni cure-dents. Ses mains évoquent la cathédrale de Rodin, une cathédrale bâtie de sons. Des sons qui s'élèvent dans la salle en forme de violoncelle de Mariinsky III, inaugurée en 2006, avant Mariinsky II, le deuxième théâtre lyrique de Saint-Pétersbourg (2013).  Mariinsky III n'a que  1100 places par rapport à Mariinsky II qui en a 1900, mais jouit d'une très bonne acoustique: la cinquième place au monde après Musikverein de Vienne, Boston Symphony Hall, le Concertgebouw d'Amsterdam et Carnegie Hall de New York. Ces théâtres de Mariinsky sont imprégnés du travail, du génie et de la sueur de Valery Gergiev. De quoi était-il vêtu à l'occasion de ce concert à Mariinsky? De son vieux bleu, de sa tunique ou de frac?
         Eh bien, il était habillé de sa tunique, déboutonnée au premier bouton; il avait la barbe légèrement poussée et l'air dynamique, pas trop fatigué. Mais quand il dirige, il n'est pas un homme, il est un dieu très soucieux de la réussite du concert.
         Ce que je vous offre, c'est un concert à tout casser!
         Pour ce qui est du ballet Roméo et Juliette, j'ai choisi la chorégraphie de Kenneth MacMillan avec David Garforth au pupitre, présentée à La Scala. J'aime beaucoup la chorégraphie de MacMillan (1929-1992). C'est la plus animée, la plus passionnée, sensuelle et très ouverte au tragique, à même d'exprimer l'idée que la vie, la vie véritable est ouverte au drame et que cela la rend passionnante, valant la peine d'être vécue, si courte qu'elle soit, tandis que la non-vie, celle qui est surveillée, épiée, contrôlée, manipulée, entravée par les plus odieux des mortels qui se prennent pour des dieux ne vaut rien; il y a là un enseignement dionysiaque, il est vrai. Et le charme de la vie et également ses dangers, c'est l'Italie qui nous les apprend. L'ensorcelante Italie! Il faut aller à Vérone, à Milan, à Rome, à Venise... pour en savoir plus.
         Ce qui est mémorable et obsédant dans Roméo et Juliette, c'est La Danse des chevaliers, un vrai leitmotiv qui se fait entendre chaque fois qu'approche l'amour, le danger ou le présage de la mort; chaque fois qu'approche une situation-limite telle que le duel où Tybalt a tué Mercutio qui s'était battu à la place de Roméo pour que celui-là ne soit pas obligé de se battre contre le cousin de Juliette, avec laquelle Roméo s'était marié en secret. Maintenant il se trouve dans une situation-limite, étant obligé de venger la mort de son ami, de se battre contre Tybalt, que d'ailleurs il tue. Il nous reste à comparer la danse de Mercutio et de Tybalt avant de mourir; c'est comme une sorte de danse de la mort, mais qui diffère de Mercutio à Tybalt. Chacun meurt comme il a vécu: Mercutio fait une danse qui semble être celle de l'amitié, de l'oubli et du pardon; il veut prolonger l'agonie pour avoir le temps de faire ses adieux à ses amis, alors que Tybalt se roule par terre et se tord comme le dragon de la Tétralogie de Wagner, comme s'il avait voulu faire du mal une dernière fois.  Tout ce qui est a une fin. Je ne cache pas le fait que, chaque fois que je vois représenté ce ballet et surtout j'en écoute la musique, je pense à Wagner...
         J'aime encore la chorégraphie de Kenneth MacMillan pour la danse d'Alessandra Ferri, dans le rôle de Juliette: magnifique, danseuse sans pareille et actrice passionnée.
          

Angel Corella, Alessandra Ferri Romeo and Juliet La Scala Ballet, David ...

duminică, 4 martie 2018

L'ANNEE MUSICALE 2018





              L'ANNEE MUSICALE 2018 - L'ANNEE WAGNER -
              UNE ANNEE DIONYSIAQUE PAR-DESSUS TOUT



         Richard Wagner vit le jour le 22 mai 1813 à Leipzig et s'éteignit le 13 février 1883 à Venise. Cette année nous commémorons 135 ans après sa mort et 205 ans après sa naissance. Nous avons l'opportunité de traverser une double année Wagner, une année dionysiaque par excellence.
         Wagner semble être le premier à avoir pénétré le sens tragique du monde renfermé dans les mythes scandinaves, grecs, bouddhiques, allemands. C'est lui qui a inspiré à Nietzsche la Naissance de la Tragédie, c'est lui qui a affranchi l'opéra de ses cadres rigides, de ses mondanités, et ses futilités:
         <<Cette vision wagnérienne se dressait contre une vision de l'opéra conçu comme mondanité et distraction où les théâtres étaient d'abord des lieux de rencontre sociale, où certaines loges ne permettaient pas de voir la scène, mais la salle,et où sur scène prévalait la performance individuelle plus que l'économie générale du drame>>, notait Wanderer sur son fameux blog.
         C'est Wagner qui a transformé l'opéra dans <<une œuvre d'art totale>> où fondent la poésie, les arts plastiques, le drame et la danse, sous les rayons de la musique. Une musique telle une mélodie infinie, où c'est l'orchestre qui est appelé à avoir le premier rôle.
         Expliquer ce que c'est que la mélodie infinie n'est pas chose facile.
         Premièrement, cette grande mélodie s'oppose à l'opéra italien où le compositeur ou symphoniste, pour utiliser ce terme cher à Wagner, était tout à fait asservi au chanteur. Il écrivait simplement des airs pour <<fournir à ces virtuoses l'occasion de déployer leur habileté>>. Le plus souvent, <<ces virtuoses>> n'avaient que...  de la voix, tandis que leur talent dramatique n'occupait <<qu'une place tout à fait secondaire>>
         Et, Wagner d'arguer:
         <<Poème et scène n'étaient qu'un prétexte, ne servaient qu'à prêter un temps et un lieu à cette exhibition de virtuoses; la danseuse alternait avec la chanteuse, elle dansait ce que la première avait chanté; et le compositeur avait, pour tout emploi, à fournir des variations d'un type d'airs déterminé.>> (Musique de l'avenir, 1860 - Lettre à Frédéric Villot)
         Wagner était trop profond, trop complexe, trop révolutionnaire et trop sérieux pour ne pas observer le caractère léger et surtout divisé de l'opéra italien, éclatant, mais incapable de devenir un tout. Chez Wagner, l'orchestre est le fil rouge qui assure l'unité de l'opéra:
         <<L'orchestre sera avec le drame tel que je le conçois dans un rapport à peu près analogue à celui du chœur tragique des Grecs avec l''action dramatique. Le chœur était toujours présent; les motifs de l'action qui s'accomplissaient se déroulaient sous ses yeux; il cherchait à sonder ces motifs et à se former par eux un jugement sur l'action. Seulement le chœur ne prenait généralement part au drame que par ses réflexions, il restait étranger à l'action comme aux motifs qui la produisaient. L'orchestre du symphoniste moderne, au contraire, est mêlé aux motifs de l'action par une participation intime...>> (ibid.)
         Cette participation de l'orchestre à la progression du drame se réalise par des leitmotiv - petits thèmes musicaux, des motifs conducteurs, qui évoquent un élément de l'intrigue, un personnage, un état d'âme. L'orchestre fait que ces leitmotiv s'enchevêtrent dans l'action dramatique et l'éclaircissent. Si on pense au Ring, nous pouvons citer les leitmotiv du Rhin, des ondines, des nains, des géants, de la forge et du forgeron, du heaume magique, du sommeil, du voyageur, de l'épée, de la chevauchée, du dragon, de l'anneau.
         Avant Wagner, le livret n'était qu'un prétexte pour écrire de beaux airs. Chez Wagner, le texte devient très important; c'est l'un des volets de ce spectacle total qu'est devenu l'opéra et Wagner écrit lui-même ses livrets. Mais un tel spectacle, aussi complexe, a besoin d'un metteur en scène sur mesure:
         <<Ainsi Bayreuth va être ... (...) le lieu de deux révolutions qui vont profondément transformer le paysage de l'opéra et imposer le metteur en scène comme troisième figure après le compositeur et le chanteur. C'est la conséquence de l'importance renouvelée du texte>> - conclut Wanderer.
         Et puis le chanteur sera dorénavant doublé d'un acteur.
         Il nous reste, et c'est très important à mon avis, de tirer au clair l'aspect des discordances, de la disharmonie dans la musique de Wagner, ce que Berlioz appelait <<le refus de la mélodie>>. Un critique de l'époque, qui écrivait à la Revue des deux Mondes, Paul Scudo, a été beaucoup plus formel et a décrété que <<la mélodie lui faisait défaut>>.
         D'ailleurs, Paul Scudo s'est rendu ridicule en critiquant presque tous les grands musiciens de l'époque: Wagner, Verdi, Berlioz, Gounod, Liszt, Mendelssohn, Schumann; surtout les novateurs.
         Voilà ce qu'il a pu noter à propos de Wagner:
         <<Quand M. Wagner a des idées, ce qui est rare, il est loin d'être original; quand il n'en a pas, il est unique...>>
         Et sur Verdi:
         <<M. Verdi est un musicien de décadence. Il en a tous les défauts, la violence du style, le décousu des idées, la cruauté des couleurs, l'impropriété du langage.>>
         Mais ce qu'il a pu noter sur Liszt, c'est, par son humour involontaire, le comble du ridicule:
         <<Nous dirons fort peu de choses des compositions de M. Liszt. Sa musique est à peu près inexécutable pour tout autre que lui.>>
         Pauvre Liszt, il fallait que, de nos jours, ses compositions ne soient plus jouées, pour se maintenir dans le cadre de la prophétie de Scudo.
         Quant au critique de la Revue des deux Mondes, il aurait mieux fait de se taire.
         Si l'on regarde de plus près, Wagner ne pouvait que refuser la mélodie telle qu'elle était envisagée avant lui. Ses airs n'étaient pas déstinés à être sifflés par ses admirateurs. Ce n'était pas son genre. Il était trop profond, trop sérieux, trop sauvage et trop Allemand pour pouvoir continuer la tradition des <<harmonies consonantes>>. Il ne pouvait qu'inventer la mélodie infinie. C'était son destin. Et lui, en tant que grand romantique et grand théoricien, définit le mieux cette mélodie:     
         <<La grande mélodie, telle que je la conçois, qui embrasse l'œuvre dramatique tout entière (...) doit produire dans l'âme une disposition pareille à celle qu'une belle forêt produit, au soleil couchant, sur le promeneur qui vient de s'échapper aux bruits de la ville... (...) Celui qui se promène dans la forêt (...) distingue avec une netteté croissante les voix d'une variété infinie, qui s'éveillent pour lui dans la forêt; elles vont se diversifiant sans cesse; (...) avec leur nombre s'accroît aussi d'une façon étrange leur intensité; les sons deviennent toujours plus retentissants; à mesure qu'il entend un plus grand nombre de voix distinctes, de modes divers, il reconnaît pourtant, dans ces sons qui s'éclaircissent, s'enflent et le dominent, la grande, l'unique mélodie de la forêt. (...) C'est comme si, par une belle nuit, l'azur profond du firmament enchaînait son regard; plus il s'abandonne sans réserve à ce spectacle, plus les armées d'étoiles de la voûte céleste se révèlent à ses yeux, distinctes, claires, étincelantes, innombrables. Cette mélodie laissera en lui un éternel retentissement; mais la redire lui est impossible; pour l'entendre de nouveau, il faut qu'il retourne dans la forêt, qu'il y retourne au soleil couchant. Quelle serait sa folie de vouloir saisir un des gracieux chanteurs de la forêt, de vouloir le faire dresser chez lui et lui apprendre un fragment de la grande mélodie de la nature! Que pourrait-il entendre alors, si ce n'est quelque mélodie à l'italienne?>> (Wagner,1860 - C'est nous qui soulignons)
         C'est ça la grande mélodie et c'est pourquoi elle reste indivisible. Elle se rattache au caractère très dense et synthétique de l'œuvre de Wagner.
          François Nicolas, le théoricien de la revue Entretemps, vient ajouter quelques nuances:
         << La mélodie infinie  embrasse le drame de part en part, par-delà les silences qu'elle enjambe. Elle agglomère un grand nombre simultané de voix; en ce sens elle est infinie en chacun de ses moments car ce qui la rend constamment infinie, c'est son épaisseur synthétique et non pas le fait de ne pas avoir de fin avant celle du drame.>> ( C'est nous qui soulignons.)
         Avec Wagner, le drame romantique rejoint la tragédie antique. C'est lui qui, le thyrse à la main, montre la voie de la renaissance du culte dionysien. Pour s'ouvrir à la tragédie, il faut avoir le goût audacieux du mythe, de la profondeur et de l'essence de l'être humain. Et Wagner va puiser le sujet de sa Tétralogie aux mythes scandinaves et allemands, va pénétrer au royaume souterrain des Nibelungen et sous les ondes du Rhin chercher l'Anneau maudit pour le rendre finalement aux ondes, sous sa forme initiale, d'or pur, au bout de tant d'événements tragiques, mais nécessaires.
       <<Tout ce qui est a une fin. Le crépuscule va tomber pour les dieux>> - prophétise  Erda, la déesse de la terre. Mais ce qui surprend chez Wagner, c'est cette capacité de l'univers et du monde de se reprendre, de renaître. Mais la renaissance n'est pas possible qu'à travers la connaissance tragique, synthétisée dans cette phrase implacable - <<Tout ce qui est a une fin.>>
         Nietzsche voit en Wagner le Dionysos de la culture allemande, celui qui, par sa force, son charme et sa capacité fondatrice va ouvrir la culture allemande épuisée, pourrie, avortée à l'expérience tragique, métamorphosante. Il fallait à leurs contemporains le courage d'<<escorter le cortège dionysien de l'Inde à la Grèce!>>
         Et, Nietzsche d'inférer:
         <<Mais comme se métamorphose tout à coup ce morne désert de notre culture épuisée, sous le charme de l'enchantement dionysien! Un ouragan entraîne toutes ces choses mortes, pourries, disloquées, avortées, en un tourbillon de poussière écarlate, et, tel un vautour, les enlève dans les airs. Nos regards éblouis et déconcertés s'évertuent vainement à reconnaître alors ce qui vient de disparaître; car ce qu'ils aperçoivent semble être sorti du tombeau pour remonter dans l'or de la lumière, superbe de fraîcheur et d'éclat, plein de vie, de passion et de désirs infinis. Au milieu de cette exubérance de vie, de souffrance et de joie, remplie d'une extase sublime, la tragédie écoute un chant lointain et mélancolique; - il parle des causes génératrices de l'Etre, qui s'appellent: Illusion, Volonté, Malheur. - Oui, mes amis, croyez avec moi à la vie dionysiaque et à la renaissance de la tragédie. Le temps de l'homme socratique est passé. Le thyrse à la main, couronnez-vous  de lierre et ne soyez pas étonnés si le tigre et la panthère viennent se coucher caressants à vos pieds. Osez maintenant être des hommes tragiques: car vous devez être délivrés. Il vous faut escorter le cortège dionysien de l'Inde à la Grèce! Armez-vous pour de rudes combats, mais croyez aux miracles de votre dieu!>> (Naissance de la Tragédie, Paris, Gallimard, 1949 - C'est nous qui soulignons)
         Il fallait à leurs contemporains le courage de boire à la source du mythe, tout comme Wotan - le dieu suprême - avait bu à la source sacrée qui coulait au pied du Frêne du monde. Parce que les mythes ne mentent pas. Ils expriment l'essence des choses indépendamment de la raison abstraite:
         <<Le mythe est le poème primitif et anonyme du peuple... Dans le mythe, en effet, les relations humaines dépouillent presque complètement leur forme conventionnelle et intelligible seulement à la raison abstraite; elles montrent ce que la vie a de vraiment humain, d'éternellement compréhensible, et le montrent sous cette forme concrète, exclusive de toute imitation, laquelle donne à tous les vrais mythes leur caractère individuel, que vous reconnaissez au premier coup d'œil.>> (Wagner, 1860)
         Richard Wagner a écrit 14 opéras dont 13 ont été représentés sur scène. De ces 13 drames musicaux, 10 sont joués fréquemment de nos jours, et surtout à Bayreuth. Le Palais des Festivals de Bayreuth ouvre ses portes le 13 août 1876, avec L'Or du Rhin, le prologue de la Tétralogie. La construction en a été financée en grande partie par le roi Louis II, un admirateur de Wagner, qui accède au trône de la Bavière en 1864. Le journal du roi, de même que certaines lettres montrent son homosexualité ainsi que son amour envers Wagner, sans qu'on puisse apprendre s'il y a eu une liaison entre les deux hommes. Donc, le Palais des Festivals est le fruit de la passion, venu vers la fin d'une vie aventureuse, consacrée à la musique, à la lutte socio-politique - Wagner participe sur les barricades à l'insurrection de mai 1849, survenue après la décision du roi Frédéric-Auguste II de Saxe de dissoudre le Parlement; le mouvement étant écrasé, Wagner est poursuivi par la police de Dresde et doit fuir son pays pour passer les 12 années suivantes en exil - et à l'amour. Wagner s'installe à Bayreuth avec Cosima, sa seconde femme, qu'il épouse en 1870, la femme de son ami Hans von Bülow, pianiste, chef d'orchestre et compositeur, et la fille de Liszt.
          Wagner était un homme charmant au regard pénétrant, je dirais fondateur, oui, fondateur, qui faisait semblant de travailler sur l'autre, de lui imprimer des émotions, un regard d'aigle qui, lorsqu'il se posait sur une femme, celle-là tombait amoureuse sur-le-champ.
         Il est presque impossible de ne pas remarquer l'incidence du nombre 13 dans la vie et la création de Wagner: il naquit en 1813, écrivit 13 opéras joués sur scène, fit inaugurer le Théâtre de Bayreuth le 13 août, vécut avec Cosima 13 ans et mourut le 13 février 1883, des suites d'une syncope. Nous venons de commémorer 135 ans après sa disparition.
         Pour évoquer sa personnalité fascinante, je vous propose de regarder L'Or du Rhin, (1869) le prologue de L'Anneau..., représenté d'abord à Munich et puis à Bayreuth, en 1876. Parmi les invités illustres à ce premier festival de Bayreuth, il convient de citer les têtes couronnées Louis II de Bavière, l'empereur Guillaume I-er, Pierre II du Brésil, ainsi que les compositeurs Anton Bruckner, Ceaikovski, Edvard Grieg, Franz Liszt, Camille Saint-Saëns.
           Pourquoi L'Or du Rhin et non pas La Walkyrie ou, disons, Le Crépuscule des dieux?
         Parce que dans L'Or du Rhin, dans la mise en scène de Harry Kupfer, de 1988, avec Barenboim au pupitre, j'ai l'impression d'assister vraiment à la naissance du monde, de  voir la genèse. Wagner et Kupfer créent le monde sur les ondes du Rhin - ce fleuve fondateur de l'Europe occidentale - en se servant des quatre éléments: l'eau, rendue par le Rhin, la terre rendue par Erda, la déesse de la terre et Alberich, le représentant du royaume souterrain des Nibelungen, le feu - Loge - et l'air, suggéré par Donner - le dieu du tonnerre. Et il y a encore quelque chose qui sert à la création du monde: c'est l'amour et même le désir sexuel qui dévorent Alberich et dont les ondines font des gorges chaudes. Ce désir d'amour contrarié deviendra amertume - <<N'êtes-vous que fourberie, perfides sirènes?>> - pour se transformer finalement dans une soif terrible et destructive de puissance et d'or. Pour se venger des ondines qui s'étaient moquées de son désir, Alberich vole leur secret - l'or du Rhin, qui doit devenir anneau pour asservir le monde:
         <<Je forgerai l'anneau vengeur; et que les flots l'entendent: ainsi je maudis l'amour.>> C'est la réponse du nain à l'insouciance avec laquelle les ondines avaient découvert le secret du Rhin: <<Seul celui qui renoncera aux jouissances de l'amour pourra forger l'or en anneau>>, allusion à la sécheresse de cœur qu'entraînent presque toujours la puissance et la richesse.
         Le désir contrarié rend manipulateur: Alberich contraint son frère Mime à lui forger l'anneau, grâce auquel il asservit le reste des Nibelungen, et le heaume magique qui rend invisible son porteur et lui assure la capacité de métamorphose. Or, la soif d'or, tout comme l'amour, peut bien métamorphoser une personne. Mais ce qui assure le pouvoir rend également faible. Alberich s'enorgueillit de ses richesses et de ses capacités, et Loge - le malin dieu du feu - sait très bien faire ses choux gras de cette faiblesse: Wotan et Loge veulent s'emparer des richesses fabuleuses d'Alberich pour pouvoir payer les deux géants Fasolt et Fafner qui avaient bâti pour Wotan le magnifique château des guerriers - Walhalla. Aussi descendent-ils au Nibelheim donner le change à Alberich que Loge défit de se transformer en dragon et puis en crapaud. Les deux dieux s'emparent facilement du crapaud et c'est ainsi qu'Alberich est forcé à leur obéir et à leur céder toutes ses richesses.  Mais il ne veut pas leur donner l'anneau - le foyer du pouvoir - et Wotan, en victime de la cupidité, comme tous les autres, arrache l'anneau du doigt d'Alberich pour en parer le sien.
          Il ne reste à Alberich que la malédiction, maintenant que l'amour de l'or est contrarié lui aussi. Et il s'y emploie farouchement:

         <<Maudit soit l'or du Rhin!
              Que désormais sa magie cause la mort de celui qui le portera!
              Nul ne se réjouira de le détenir,
              Nul bonheur ne viendra de son éclat.
              Qui l'aura sera dévoré de soucis,
              Qui ne l'aura pas, dévoré d'envie
              Tous en convoiteront la possession,
              Nul n'en jouira profitablement.
              Qui l'aura lui devra la mort.
              Tant qu'il vivra, il se consumera de désir,
              Maître de l'anneau, mais esclave de l'anneau.
              Voici comment, au comble de sa détresse,
              Le Nibelung bénit l'Anneau.>> (C'est nous qui soulignons.)

         Chez Wagner, le savoir rationnel semble se marier avec la cupidité. Et ce n'est pas un mariage heureux. Au savoir rationnel, représenté par Wotan, s'oppose le savoir intuitif, sommeillant, incarné par Erda, qui a le don de la prophétie. Aussi est-elle la mère des trois nornes, les déesses qui tressent la corde du destin. En tant qu'esclave de la raison, Wotan séduit à froid Erda pour apprendre davantage sur la prophétie concernant le crépuscule des dieux. La relation semble être contrôlée par Wotan, attendu que de leur amour naissent Brünnhilde et les autres Walkyries étant au service de leur père, qui les envoient recueillir les héros morts au combat pour former une armée à même de défendre le Walhalla, la cité des dieux. Mais, chauffée au feu de l'amour, Brünnhilde acquiert le savoir intuitif, s'éloigne progressivement de son père, s'aperçoit du secret affreux de l'or du Rhin et c'est elle qui rend finalement l'anneau aux ondines, après avoir beaucoup aimé, beaucoup souffert et réfléchi... Elle incarne  la suggestion de Nietzsche: elle a osé être tragique et la voilà délivrée.
         Les personnages dionysiaques de la Tétralogie, qui entravent le mal et qui assurent le devenir, en rendant possible la rédemption par l'amour, sont Erda, Freia - la déesse de l'amour et de la fécondité - et Brünnhilde.
         Les personnages apolliniens - <<Apollon veut apaiser les individualités précisément en les séparant, en traçant entre elles des lignes de démarcation dont il fait les lois du monde les plus sacrées, en exigeant la connaissance de soi-même et la mesure>> (Nietzsche, 1949) -  sont Wotan, Fricka - la femme de Wotan et la déesse du mariage, qui évoque si bien Héra chez les Grecs - et l'odieux Hagen, le fils d'Alberich, personnage très nécessaire dans l'économie du drame, vu que le mal doit être accompli pour pouvoir obtenir la rédemption. Hagen qui obéit à son père, obéissance doublée d'ailleurs d'une intelligence remarquable, s'oppose à Brünnhilde, qui enfreint les ordres de son père pour pouvoir exprimer sa compassion, son amour naissant et son destin tragique.
          Wotan est un personnage apollinien. La légende dit qu'en tant que dieu suprême il se rend jusqu'au frêne du monde boire à la source sacrée qui coule à ses pieds. Après y avoir bu, il se sent travailler par le savoir rationnel, ce qui l'oblige à faire don de son œil gauche, le foyer de l'intuition et des sentiments. En bon apollinien, il épouse Fricka, la gardienne de l'ordre établi qui devient, de cette manière, la protectrice  du mariage. Le choix de Wotan est discutable, vu qu'il est fait au détriment de Freia, la sœur de Fricka et la déesse de l'amour et de la fécondité, la seule à pouvoir soigner le pommier  qui porte les pommes d'or, destinées aux dieux, dont la consommation assurait la jeunesse éternelle. C'est triste de voir comme Freia, jeune et jolie, parée de ses belles pommes d'or n'éveille l'intérêt à presque personne. Tous se trouvent en pleine chasse à l'or et au pouvoir et personne ne veut d'elle et de ses pommes!
         Bien au contraire, Fricka se trouve au centre de l'attention encore qu'elle soit insipide, prévisible - donc, elle se refuse à toute évolution -, bornée, vengeresse, calculatrice et ennuyeuse comme la pluie. Elle doit toute sa position à l'autorité et à l'influence de son mari, qui n'est pas un modèle de fidélité, mais ça ne fait rien, elle le lui pardonne, alors qu'elle se venge farouchement contre les enfants hors mariage de Wotan. Mais elle est très respectueuse des lois. On dirait, une qualité...
         Prenons l'exemple de Siegmund et Sieglinde, frère et sœur jumeaux, les enfants de Wotan et d'une mortelle et les parents de Siegfried, <<le joyeux vainqueur>>. Siegmund raconte comment, lorsqu'ils rentraient de chasse, lui et son père Wälse (avatar de Wotan) avaient trouvé sa mère tuée tandis que sa sœur manquait: elle avait été enlevée et mariée à son corps défendant avec Hunding, le maître des Neidingen, les ennemis des Wälsungen, nés de Wälse. Les confrontations continuent entre les deux tribus et, lors d'un combat difficile, père et fils sont séparés et depuis Siegmund se voit livrer à l'errance. C'est ainsi qu'il rencontre sa sœur jumelle, Sieglinde, dont il tombe amoureux. Hunding regagne sa maison, mais en écoutant l'histoire de Siegmund, s'aperçoit qu'il s'agit d'un ennemi. Pour l'instant, les lois de l'hospitalité sont sacrées - il est tenu d'offrir  repas et gîte à son hôte -  mais le lendemain ils allaient se battre. Resté seul, Siegmund se rapelle de la promesse faite par son père de trouver une épée invincible lorsqu'un péril serait imminent. Sieglinde revient et lui fait voir une épée qu'un étranger borgne avait enfoncée dans le frêne dont le tronc dominait la maison le jour de son mariage avec Hunding. Quoiqu'ils  se reconnaissent frère et sœur, ils tombent amoureux l'un de l'autre et de leur passion naîtra Siegfried. Wotan veut envoyer Brünnhilde secourir Siegmund dans le combat contre Hunding, mais Fricka l'en dissuade. Tout en prenant la défense de Hunding, le mari trahi, elle accuse Siegmund et Sieglinde d'adultère et d'inceste et surtout d'être enfants adultérins de son mari. Comme les lois du mariage ont été piétinées, elle exige à son mari de prêter serment de ne pas intervenir dans le combat des deux hommes. Or, l'épée invincible était déjà une aide précieuse. La présence de Brünnhilde se rangeant du côté de Siegmund l'aurait été davantage. Wotan est contraint de ne plus soutenir son fils et, au bout de plusieurs péripéties, attendu que Brünnhilde n'obéit pas à son père, Siegmund est tué par Hunding.
         Par le refus de toute émotion et de toute compassion, Fricka est le personnage le plus apollinien de la Tétralogie. Elle s'oppose formellement à Brünnhilde.  A-t-elle raison de demander le châtiment de Siegmund et Sieglinde?
         Au point de vue des lois impersonnelles, oui, elle a raison. Au point de vue humain, c'est la vérité de Brünnhilde et de son demi-frère, Siegmund, qui l'emporte. Cela me fait souvenir d'une phrase de Nietzsche parlant du Prométhée eschyléen, de sa nature à la fois dionysienne et apollinienne, qui conclut:
         <<Tout ce qui existe est juste et injuste et dans les deux cas également justifiable.>>(Ibid.)
         Mais qu'est-ce qui oblige Wotan à céder aux arguments de Fricka?
         Lorsqu'il se rend jusqu'au frêne du monde, le dieu arrache une branche au frêne pour en faire sa lance, où il grave, en runes, les lois qui doivent régir le monde. Mais c'est alors que l'arbre se met à dépérir, le temps n'est plus cyclique, la nature commence à se dégrader.
          C'est l'envers et l'endroit de toute civilisation, c'est ce qui nous avertit que <<Tout ce qui est a une fin.>>
         Mais pour éloigner cette fin, pour entraver cette dégradation, pour empêcher les lois d'Apollon d'étouffer le monde, <<pour que cette influence apollinienne n'immobilisât pas la forme en une rigidité et une froideur égyptiennes, afin que la préoccupation d'assigner aux vagues individuelles leur route et leur carrière ne finît par anéantir dans la mer tout mouvement, le puissant flux dionysien vint apporter périodiquement le trouble dans chacun de tous les petits courants où l'exclusive 'volonté' apollinienne cherchait à endiguer l'hellénisme. Ce torrent de la haute mer dionysienne se précipite alors soudain et soulève les remous ondulés des vagues individuelles, comme le frère de Prométhée, le titan Atlas, souleva la terre.>> (Nietzsche, 1949)

                                                    ***

         A un moment donné, en prononçant sa fameuse malédiction, Alberich avertit que <<Tous en convoiteront la possession>>, que tous sont en proie à la chasse à l'or. Ces propos accusateurs disent la vérité: d'Alberich à Wotan, tous veulent avoir l'anneau et Wotan n'est aucunement meilleur qu'Alberich; il ne fait qu'arracher l'anneau du doigt d'Alberich pour le mettre au sien. Il bénéficie du soutien de Loge qui affirme que <<voler un voleur n'est pas du vol>>. Non, c'est bien du vol, attendu qu'ils ne s'emparent pas de l'anneau pour le rendre aux ondines, mais pour le posséder. La cupidité va mener le monde à sa perte. Celui qui veut tout avoir n'aura rien: <<Qui l'aura lui devra la mort>>, avertit Alberich qui, par sa passion, sa souffrance et sa sagesse ultime, évolue et devient un personnage tragique. Aussi est-il supérieur à Wotan. Ce qui s'enchaîne comme une malédiction douloureuse n'est qu'un avertissement lucide, mais Wotan n'y entend goutte:
         <<Laisse-le bavasser - dit Wotan en léchant l'anneau.>>
         Le dieu ne comprend rien à cette déchéance du monde, occupé comme il est à lécher l'anneau. Il se désintéresse totalement des pommes d'or de Freia, porteuses de jeunesse éternelle, dont la simple dégustation eût pu empêcher cette déchéance générale.
         Le seul qui semble sensible à la beauté de Freia, qui symbolise la beauté du monde, et à ses pommes d'or est Fasolt. Fafner et Fasolt sont les géants qui construisirent le château des guerriers, la demeure de Wotan. Mais les géants n'avaient pas travaillé à l'œil... Le dieu leur avait promis Freia, la déesse de la fécondité, grâce à laquelle les géants espéraient rafraîchir leur race, lui redonner vitalité et puissance. Seulement c'est malheureux que les choses ne tiennent pas aux champs comme elles sont ordonnées en chambre. Le dieu n'a aucune envie de tenir sa promesse. Et puis si les dieux ont soif, les géants ont, eux aussi, soif. La soif d'or est générale. Pourtant, Fasolt aurait voulu garder Freia, mais Fafner est prêt à renoncer à Freia si Wotan lui offre le trésor des Nibelungen. Jusque là, Freia restera leur otage. Plus tard, quand Wotan a le trésor, Fafner exige davantage: il veut avoir l'anneau, le précieux anneau qui assure à son possesseur le pouvoir absolu. Tout comme Alberich, Wotan refuse de livrer l'anneau. C'est le moment que choisit Erda pour sortir de son sommeil et de son logis souterrain afin d' avertir Wotan du déclin imminent des dieux et pour le supplier de fuir la malédiction d'Alberich en renonçant à l'anneau.
         Dans la mise en scène de Kupfer, ce moment est magnifiquement réalisé: on a l'impression que les minerais s'éboulent et la terre se met en mouvement pour traduire l'inquiétude et la précipitation de la déesse qui, heureusement, ne restent pas sans effet: troublé, Wotan renonce à l'anneau et libère Freia.  Les géants s'emploient à se partager le trésor et tout semble aller bien jusqu'au moment où ils se disputent au sujet de l'anneau et, aveuglé par la cupidité, Fafner tue Fasolt. Le premier se transformera dans le dragon qui va défendre jalousement le trésor et l'anneau avec.
         Il est intéressant d'observer les signes de la déchéance dans le cas des géants:
         Premièrement, ils renoncent à la belle femme qui aurait pu faire renaître leur race. Deuxièmement, ils se réjouissent de l'or. Ensuite, c'est la dispute, puis, le crime. Après, c'est la métamorphose en reptile avec l'extinction de leur race. Finalement, arrive la mort du dernier représentant métamorphosé des géants pour n'avoir pas compris à temps l'avertissement d'Erda et le sens terrible des mots d'Alberich: <<Nul bonheur ne viendra de son éclat>> et <<Qui l'aura lui devra la mort.>>
         Le savoir rationnel est donc partiel et, en l'absence du savoir intuitif, s'avère inutile.
         La mise en scène de Kupfer est rayonnante, tout en rendant la complexité et la densité des idées et des suggestions wagnériennes.
         Quant aux voix des chanteurs, bien que je ne m'y connaisse pas, je ne peux tirer ma révérence sans souligner la prestation ffformidable de Günter von Kannen au rôle d'Alberich, la performance admirable de Graham Clark au rôle de Loge, l'intervention courte mais mémorable de la Suédoise Birgitta Svendén comme Erda ou bien la qualité exceptionnelle de John Tomlinson comme Wotan.
         Je vous propose également La Chevauchée des Walkyries, dans la vision plus pathétique de Patrice Chéreau, version qui bénéficie au pupitre de la prestation éclatante de Pierre Boulez et, finalement, la même Chevauchée dans la version très vigoureuse et tonique, présentée au Met, avec James Levine à la tête de l'orchestre.
         L'année 2018 s'annonce faste pour la musique. Il y a nombre de commémorations: 135 ans après la disparition de Wagner et 205 ans après sa naissance; 205 ans après la naissance de Verdi (1813-1901); 200 ans après la naissance de Gounod (1818-1893) et 125 ans après sa mort; 180 ans après la naissance de Bizet (1838-1875); 215 ans après la naissance d'Hector Berlioz (1803-1869); 100 après la mort de Debussy (1862-1918); 125 ans après la mort de Tchaïkovski (1840-1893); 110 ans après la disparition de Rimski-Korsakov (1844-1908); 185 ans après la naissance de Borodin (1833-1887); 150 ans après la mort de Rossini (1792-1868); 170 ans après la mort de Donizetti (1797-1848); 160 ans après la naissance de Puccini (1858-1924), 155 ans après la naissance de Mascagni (1863-1945) et ce n'est pas tout.
         Quelle année fougueuse! Quelle année!
         L'année 2018 sera dionysiaque ou ne sera pas!
         Ainsi soit-il!
          

           
   

          

    

























Die Walküre - Opera Online

Metropolitan Opera Orchestra - Wagner - Ride of the Valkyries - Ring (Of...