Aimez-vous Prélude à l'Après-midi d'un faune ?
Claude Debussy nous a
quittés le 25 mars 1918, juste il y a 100 ans. Nous commémorons donc cent ans de
Debussy, cent ans d'impressionnisme musical. Mais Debussy ne traduit pas l'impressionnisme
pictural dans la musique ni le symbolisme. De
la musique avant toute chose, c'est ça l'idée. L'impressionnisme est un
état spirituel qui se manifeste à la fin du XIX-è et au début du XX-è siècle et
ce n'est pas un état profond. C'est plutôt quelque chose de fugitif, c'est un
devenir continu, une suggestion, c'est <<L'homme ivre d'une ombre qui
passe>> (Baudelaire). L'impressionnisme, c'est un état artistique qui
trouve presque simultanément son expression dans Impression, soleil levant (1872), chez Claude Monet, dans L'Après-midi d'un faune (1865-1876)
poème longuement travaillé par Mallarmé ou dans Prélude à l'Après-midi d'un faune (1892-1894), la composition de
Debussy, pour ne puiser dans la vaste et mirobolante création artistique de
l'époque que les titres les plus suggestifs. Ce sont des œuvres où <<Les
parfums, les couleurs et les sons se répondent.>> (Baudelaire) et cela
pour éviter la simple, la traditionnelle et déjà insupportable littérature. Tout y devient aventureux
et imprévisible, fuyant l'insipide littérature.
Et cela a dû et doit absolument se passer, étant donné que nous traversons avec
Wagner (1813-1883) que Debussy admirait bien une année dionysiaque (Nietzsche) très favorable <<à la bonne
aventure>>:
Que ton vers soit la bonne aventure
Eparse au vent crispé du matin
Qui va fleurant la menthe et le thym...
Et tout le reste est littérature. (Verlaine)
Et le vers correspond au son et à la couleur et tous sont des
suggestions. J'ai dit couleur. Non!
Il nous faut la nuance! Car elle
seule sert à unir les choses, elle seule sert à fondre les couleurs et les sons
dans << une œuvre d'art totale>>, comme disait Wagner, qui ne soit
pas de la littérature:
Car nous voulons la Nuance encor,
Pas la Couleur, rien que la nuance!
Oh! la nuance seule fiance
Le rêve au rêve et la flûte au cor! (Verlaine)
Le son, la nuance et la parole sont faits pour
se rencontrer et fondre dans le vers, dans le chant ou dans le tableau. Et là,
tout chante:
Le piano que baise une main frêle
Luit dans le soir rose et gris vaguement,
Tandis qu'avec un très léger bruit d'aile
Un air bien vieux, bien faible et bien charmant
Rôde discret...
(...)
Qu'est-ce que c'est que ce berceau soudain
Qui lentement dorlote mon pauvre être?
Que voudrais-tu de moi, doux chant badin?
Qu'as-tu voulu, fin refrain incertain,
Qui vas tantôt mourir vers la fenêtre...? (Verlaine - Ariettes
oubliées V)
Chez Verlaine ou Debussy,
le poème est un air ou une ariette et l'air est un poème. Et la fenêtre de Verlaine est ouverte sur le
monde, tout comme la musique de Debussy, sur les nuances et les harmonies du
monde, et la mort est ouverte sur la vie, sur la réincarnation et sur la
métamorphose. C'est ainsi que l'aventure
continue!
<<Les sons et les parfums>> deviennent <<langoureux
vertige>> et même <<valse mélancolique>>. Cette métamorphose
se passe à l'arrivée du soir, moment magique où le jour se fait nuit, attendu
que le soleil blessé par une branche de Vénus <<s'est noyé dans son sang
qui se fige>> - superbe métaphore pour le crépuscule, puisée dans les
vers de Baudelaire.
Le fugitif et l'incertain
règnent chez les symbolistes. L'heure du crépuscule est incertaine,
<<brumeuse>> chez Verlaine. La fumée du soir transfigure le
paysage:
La lune est rouge au brumeux horizon;
Dans un brouillard qui danse, la prairie
S'endort fumeuse...
(...)
Les chats-huants s'éveillent, et sans bruit
Rament l'air noir avec leurs ailes lourdes,
Et le zénith s'emplit de lueurs sourdes.
Blanche, Vénus émerge, et c'est la Nuit. (L'Heure du
Berger)
Le faune de Mallarmé est
lui aussi attiré par le <<bosquet arrosé d'accords>>, mais , chez lui,
la passion est plus ardente. Mais le feu du désir renferme déjà la cendre de
l'oubli:
Tu sais, ma passion, que, pourpre et déjà mûre,
Chaque grenade éclate et d'abeilles murmure;
Et notre sang, épris de qui le va saisir,
Coule pour tout l'essaim éternel du désir.
A l'heure où ce bois d'or et de cendres se teinte
Une fête s'exalte en la feuillée éteinte:
Etna! c'est parmi toi visité de Vénus
Sur ta lave posant ses talons ingénus,
Quand tonne un somme triste où s'épuise la flamme.
Je tiens la reine!
O sûr châtiment...
(...)
Couple, adieu; je vais voir l'ombre que tu devins.
Chez Mallarmé, l'amour est
plus violent, poussant à l'enlèvement des nymphes:
<<Mon œil trouant les joncs,
dardait chaque encolure
Immortelle, qui noie en l'onde sa brûlure
Avec un cri de rage au ciel de la forêt;
Et le splendide bain de cheveux disparaît
Dans les clartés et les frissons, ô pierrerries!
J'accours; quand, à mes pieds, s'entrejoignent
(meurtries
De la langueur goûtée à ce mal d'être deux)
Des dormeuses parmi leurs seuls bras hasardeux;
Je les ravis, sans les désenlacer, et vole
A ce massif, haï par l'ombrage frivole
De roses tarrissant tout parfum au soleil,
Où notre ébat au jour consumé soit pareil.>>
Je t'adore, courroux des vierges, ô délice
Farouche du sacré fardeau nu qui se glisse
Pour fuir ma lèvre en feu buvant, comme un éclair
Tressaille! la frayeur secrète de la chair:
Des pieds de l'inhumaine au cœur de la timide
Que délaisse à la fois une innocence, humide
De larmes folles ou de moins tristes vapeurs.>>
Il y a plein de chair, de
sang, de feu, mais aussi de larmes et <<de moins tristes vapeurs>>
dans la poésie de Mallarmé; il y en a plus que vous n'auriez deviné. Vous allez
chercher ces mêmes chair, sang, feu, larmes et vapeurs dans le Prélude... de Debussy qui vous attend plus haut. Il y en a
énormément! Votre émerveillement sera augmenté par ce prélude qui se fait entendre d'une manière spéciale, vu qu'à la tête de London Symphony Orchestra se trouve Pierre Boulez (1925-2016). Tâchez
de vous teinter de ces nuances qui seules fiancent/Le rêve au rêve et la flûte
au cor... Et la poésie à la musique...
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