L'ANNEE MUSICALE 2018 - L'ANNEE WAGNER -
UNE ANNEE DIONYSIAQUE PAR-DESSUS TOUT
Richard Wagner vit le jour le 22 mai 1813 à Leipzig et
s'éteignit le 13 février 1883 à Venise. Cette année nous commémorons 135 ans
après sa mort et 205 ans après sa naissance. Nous avons l'opportunité de
traverser une double année Wagner, une année dionysiaque par excellence.
Wagner semble être le
premier à avoir pénétré le sens tragique du monde renfermé dans les mythes
scandinaves, grecs, bouddhiques, allemands. C'est lui qui a inspiré à Nietzsche
la Naissance de la Tragédie, c'est
lui qui a affranchi l'opéra de ses cadres rigides, de ses mondanités, et ses
futilités:
<<Cette vision
wagnérienne se dressait contre une vision de l'opéra conçu comme mondanité et
distraction où les théâtres étaient d'abord des lieux de rencontre sociale, où
certaines loges ne permettaient pas de voir la scène, mais la salle,et où sur
scène prévalait la performance individuelle plus que l'économie générale du drame>>,
notait Wanderer sur son fameux blog.
C'est Wagner qui a
transformé l'opéra dans <<une œuvre d'art totale>> où fondent la
poésie, les arts plastiques, le drame et la danse, sous les rayons de la
musique. Une musique telle une mélodie
infinie, où c'est l'orchestre qui est appelé à avoir le premier rôle.
Expliquer ce que c'est que
la mélodie infinie n'est pas chose facile.
Premièrement, cette grande mélodie s'oppose à l'opéra
italien où le compositeur ou symphoniste, pour utiliser ce terme cher à Wagner,
était tout à fait asservi au chanteur. Il écrivait simplement des airs pour
<<fournir à ces virtuoses l'occasion de déployer leur habileté>>.
Le plus souvent, <<ces virtuoses>> n'avaient que...
de la voix, tandis que leur talent dramatique n'occupait <<qu'une
place tout à fait secondaire>>
Et, Wagner d'arguer:
<<Poème et scène
n'étaient qu'un prétexte, ne servaient qu'à prêter un temps et un lieu à cette
exhibition de virtuoses; la danseuse alternait avec la chanteuse, elle dansait
ce que la première avait chanté; et le compositeur avait, pour tout emploi, à
fournir des variations d'un type d'airs déterminé.>> (Musique de l'avenir, 1860 - Lettre à
Frédéric Villot)
Wagner était trop profond,
trop complexe, trop révolutionnaire et trop sérieux pour ne pas observer le
caractère léger et surtout divisé de l'opéra italien, éclatant, mais incapable
de devenir un tout. Chez Wagner, l'orchestre est le fil rouge qui assure
l'unité de l'opéra:
<<L'orchestre sera
avec le drame tel que je le conçois dans un rapport à peu près analogue à celui
du chœur tragique des Grecs avec l''action dramatique. Le chœur était toujours
présent; les motifs de l'action qui s'accomplissaient se déroulaient sous ses
yeux; il cherchait à sonder ces motifs et à se former par eux un jugement sur
l'action. Seulement le chœur ne prenait généralement part au drame que par ses
réflexions, il restait étranger à l'action comme aux motifs qui la
produisaient. L'orchestre du symphoniste moderne, au contraire, est mêlé aux motifs
de l'action par une participation intime...>> (ibid.)
Cette participation de
l'orchestre à la progression du drame se réalise par des leitmotiv - petits
thèmes musicaux, des motifs conducteurs, qui évoquent un élément de l'intrigue,
un personnage, un état d'âme. L'orchestre fait que ces leitmotiv s'enchevêtrent
dans l'action dramatique et l'éclaircissent. Si on pense au Ring, nous pouvons citer les leitmotiv
du Rhin, des ondines, des nains, des géants, de la forge et du forgeron, du
heaume magique, du sommeil, du voyageur, de l'épée, de la chevauchée, du
dragon, de l'anneau.
Avant Wagner, le livret
n'était qu'un prétexte pour écrire de beaux airs. Chez Wagner, le texte devient
très important; c'est l'un des volets de ce spectacle total qu'est devenu
l'opéra et Wagner écrit lui-même ses livrets. Mais un tel spectacle, aussi
complexe, a besoin d'un metteur en scène sur mesure:
<<Ainsi Bayreuth va
être ... (...) le lieu de deux révolutions qui vont profondément transformer le
paysage de l'opéra et imposer le metteur en scène comme troisième figure après
le compositeur et le chanteur. C'est la conséquence de l'importance renouvelée
du texte>> - conclut Wanderer.
Et puis le chanteur sera
dorénavant doublé d'un acteur.
Il nous reste, et c'est
très important à mon avis, de tirer au clair l'aspect des discordances, de la
disharmonie dans la musique de Wagner, ce que Berlioz appelait <<le refus
de la mélodie>>. Un critique de l'époque, qui écrivait à la Revue des deux Mondes, Paul Scudo, a été
beaucoup plus formel et a décrété que <<la mélodie lui faisait défaut>>.
D'ailleurs, Paul Scudo
s'est rendu ridicule en critiquant presque tous les grands musiciens de
l'époque: Wagner, Verdi, Berlioz, Gounod, Liszt, Mendelssohn, Schumann; surtout
les novateurs.
Voilà ce qu'il a pu noter
à propos de Wagner:
<<Quand M. Wagner a
des idées, ce qui est rare, il est loin d'être original; quand il n'en a pas,
il est unique...>>
Et sur Verdi:
<<M. Verdi est un
musicien de décadence. Il en a tous les défauts, la violence du style, le
décousu des idées, la cruauté des couleurs, l'impropriété du langage.>>
Mais ce qu'il a pu noter
sur Liszt, c'est, par son humour involontaire, le comble du ridicule:
<<Nous dirons fort
peu de choses des compositions de M. Liszt. Sa musique est à peu près
inexécutable pour tout autre que lui.>>
Pauvre Liszt, il fallait
que, de nos jours, ses compositions ne soient plus jouées, pour se maintenir
dans le cadre de la prophétie de Scudo.
Quant au critique de la Revue des deux Mondes, il aurait mieux
fait de se taire.
Si l'on regarde de plus
près, Wagner ne pouvait que refuser la
mélodie telle qu'elle était envisagée avant lui. Ses airs n'étaient pas
déstinés à être sifflés par ses admirateurs. Ce n'était pas son genre. Il était
trop profond, trop sérieux, trop sauvage et trop Allemand pour pouvoir
continuer la tradition des <<harmonies consonantes>>. Il ne pouvait
qu'inventer la mélodie infinie.
C'était son destin. Et lui, en tant que grand romantique et grand théoricien,
définit le mieux cette mélodie:
<<La grande mélodie,
telle que je la conçois, qui embrasse l'œuvre dramatique tout entière (...)
doit produire dans l'âme une disposition pareille à celle qu'une belle forêt
produit, au soleil couchant, sur le promeneur qui vient de s'échapper aux
bruits de la ville... (...) Celui qui se promène dans la forêt (...) distingue
avec une netteté croissante les voix d'une variété infinie, qui s'éveillent
pour lui dans la forêt; elles vont se diversifiant sans cesse; (...) avec leur
nombre s'accroît aussi d'une façon étrange leur intensité; les sons deviennent
toujours plus retentissants; à mesure qu'il entend un plus grand nombre de voix
distinctes, de modes divers, il reconnaît pourtant, dans ces sons qui
s'éclaircissent, s'enflent et le dominent, la grande, l'unique mélodie de la
forêt. (...) C'est comme si, par une belle nuit, l'azur profond du firmament
enchaînait son regard; plus il s'abandonne sans réserve à ce spectacle, plus
les armées d'étoiles de la voûte céleste se révèlent à ses yeux, distinctes,
claires, étincelantes, innombrables. Cette mélodie laissera en lui un éternel
retentissement; mais la redire lui est
impossible; pour l'entendre de nouveau, il faut qu'il retourne dans la forêt,
qu'il y retourne au soleil couchant. Quelle serait sa folie de vouloir saisir
un des gracieux chanteurs de la forêt, de vouloir le faire dresser chez lui et
lui apprendre un fragment de la grande mélodie de la nature! Que pourrait-il
entendre alors, si ce n'est quelque mélodie à l'italienne?>>
(Wagner,1860 - C'est nous qui soulignons)
C'est ça la grande mélodie
et c'est pourquoi elle reste indivisible. Elle se rattache au caractère très
dense et synthétique de l'œuvre de Wagner.
François Nicolas, le théoricien de la revue Entretemps, vient ajouter quelques
nuances:
<< La mélodie
infinie embrasse le drame de part en
part, par-delà les silences qu'elle enjambe. Elle agglomère un grand nombre simultané
de voix; en ce sens elle est infinie en
chacun de ses moments car ce qui la rend constamment infinie, c'est son
épaisseur synthétique et non pas le fait de ne pas avoir de fin avant celle
du drame.>> ( C'est nous qui soulignons.)
Avec Wagner, le drame
romantique rejoint la tragédie antique. C'est lui qui, le thyrse à la main,
montre la voie de la renaissance du culte dionysien. Pour s'ouvrir à la
tragédie, il faut avoir le goût audacieux du mythe, de la profondeur et de
l'essence de l'être humain. Et Wagner va puiser le sujet de sa Tétralogie aux mythes scandinaves et
allemands, va pénétrer au royaume souterrain des Nibelungen et sous les ondes
du Rhin chercher l'Anneau maudit pour le rendre finalement aux ondes, sous sa
forme initiale, d'or pur, au bout de tant d'événements tragiques, mais
nécessaires.
<<Tout ce qui est a une fin. Le crépuscule va tomber pour les dieux>> - prophétise Erda, la déesse de la terre. Mais ce qui surprend chez Wagner, c'est cette capacité de l'univers et du monde de se reprendre, de renaître. Mais la renaissance n'est pas possible qu'à travers la connaissance tragique, synthétisée dans cette phrase implacable - <<Tout ce qui est a une fin.>>
<<Tout ce qui est a une fin. Le crépuscule va tomber pour les dieux>> - prophétise Erda, la déesse de la terre. Mais ce qui surprend chez Wagner, c'est cette capacité de l'univers et du monde de se reprendre, de renaître. Mais la renaissance n'est pas possible qu'à travers la connaissance tragique, synthétisée dans cette phrase implacable - <<Tout ce qui est a une fin.>>
Nietzsche voit en Wagner
le Dionysos de la culture allemande, celui qui, par sa force, son charme et sa
capacité fondatrice va ouvrir la culture allemande épuisée, pourrie, avortée à l'expérience tragique, métamorphosante.
Il fallait à leurs contemporains le courage d'<<escorter le cortège
dionysien de l'Inde à la Grèce!>>
Et, Nietzsche d'inférer:
<<Mais comme se
métamorphose tout à coup ce morne désert de notre culture épuisée, sous le
charme de l'enchantement dionysien! Un ouragan entraîne toutes ces choses
mortes, pourries, disloquées, avortées, en un tourbillon de poussière écarlate,
et, tel un vautour, les enlève dans les airs. Nos regards éblouis et
déconcertés s'évertuent vainement à reconnaître alors ce qui vient de
disparaître; car ce qu'ils aperçoivent semble
être sorti du tombeau pour remonter dans l'or de la lumière, superbe de
fraîcheur et d'éclat, plein de vie, de passion et de désirs infinis. Au
milieu de cette exubérance de vie, de souffrance et de joie, remplie d'une
extase sublime, la tragédie écoute un chant lointain et mélancolique; - il
parle des causes génératrices de l'Etre, qui s'appellent: Illusion, Volonté,
Malheur. - Oui, mes amis, croyez avec moi à la vie dionysiaque et à la
renaissance de la tragédie. Le temps de
l'homme socratique est passé. Le thyrse à la main, couronnez-vous de lierre et ne soyez pas étonnés si le tigre
et la panthère viennent se coucher caressants à vos pieds. Osez maintenant être des hommes tragiques: car vous devez être délivrés.
Il vous faut escorter le cortège dionysien de l'Inde à la Grèce! Armez-vous
pour de rudes combats, mais croyez aux miracles de votre dieu!>> (Naissance de la Tragédie, Paris,
Gallimard, 1949 - C'est nous qui soulignons)
Il fallait à leurs
contemporains le courage de boire à la source du mythe, tout comme Wotan - le
dieu suprême - avait bu à la source sacrée qui coulait au pied du Frêne du
monde. Parce que les mythes ne mentent pas. Ils expriment l'essence des choses
indépendamment de la raison abstraite:
<<Le mythe est le
poème primitif et anonyme du peuple... Dans le mythe, en effet, les relations
humaines dépouillent presque complètement leur forme conventionnelle et
intelligible seulement à la raison abstraite; elles montrent ce que la vie a de
vraiment humain, d'éternellement compréhensible, et le montrent sous cette
forme concrète, exclusive de toute imitation, laquelle donne à tous les vrais
mythes leur caractère individuel, que vous reconnaissez au premier coup
d'œil.>> (Wagner, 1860)
Richard Wagner a écrit 14
opéras dont 13 ont été représentés sur scène. De ces 13 drames musicaux, 10
sont joués fréquemment de nos jours, et surtout à Bayreuth. Le Palais des
Festivals de Bayreuth ouvre ses portes le 13 août 1876, avec L'Or du Rhin, le prologue de la Tétralogie. La construction en a été
financée en grande partie par le roi Louis II, un admirateur de Wagner, qui
accède au trône de la Bavière en 1864. Le journal du roi, de même que certaines
lettres montrent son homosexualité ainsi que son amour envers Wagner, sans
qu'on puisse apprendre s'il y a eu une liaison entre les deux hommes. Donc, le
Palais des Festivals est le fruit de la passion, venu vers la fin d'une vie
aventureuse, consacrée à la musique, à la lutte socio-politique - Wagner
participe sur les barricades à l'insurrection de mai 1849, survenue après la
décision du roi Frédéric-Auguste II de Saxe de dissoudre le Parlement; le
mouvement étant écrasé, Wagner est poursuivi par la police de Dresde et doit
fuir son pays pour passer les 12 années suivantes en exil - et à l'amour.
Wagner s'installe à Bayreuth avec Cosima, sa seconde femme, qu'il épouse en
1870, la femme de son ami Hans von Bülow, pianiste, chef d'orchestre et
compositeur, et la fille de Liszt.
Wagner était un homme charmant au regard
pénétrant, je dirais fondateur, oui, fondateur, qui faisait semblant de
travailler sur l'autre, de lui imprimer des émotions, un regard d'aigle qui,
lorsqu'il se posait sur une femme, celle-là tombait amoureuse sur-le-champ.
Il est presque impossible
de ne pas remarquer l'incidence du nombre 13 dans la vie et la création de
Wagner: il naquit en 1813, écrivit 13 opéras joués sur scène, fit inaugurer le Théâtre
de Bayreuth le 13 août, vécut avec Cosima 13 ans et mourut le 13 février 1883,
des suites d'une syncope. Nous venons de commémorer 135 ans après sa
disparition.
Pour évoquer sa
personnalité fascinante, je vous propose de regarder L'Or du Rhin, (1869) le prologue de L'Anneau..., représenté
d'abord à Munich et puis à Bayreuth, en 1876. Parmi les invités illustres à ce
premier festival de Bayreuth, il convient de citer les têtes couronnées Louis
II de Bavière, l'empereur Guillaume I-er, Pierre II du Brésil, ainsi que les
compositeurs Anton Bruckner, Ceaikovski, Edvard Grieg, Franz Liszt, Camille
Saint-Saëns.
Pourquoi L'Or
du Rhin et non pas La Walkyrie
ou, disons, Le Crépuscule des dieux?
Parce que dans L'Or du Rhin, dans la mise en scène de Harry
Kupfer, de 1988, avec Barenboim au pupitre, j'ai l'impression d'assister
vraiment à la naissance du monde, de voir
la genèse. Wagner et Kupfer créent le monde sur les ondes du Rhin - ce fleuve
fondateur de l'Europe occidentale - en se servant des quatre éléments: l'eau,
rendue par le Rhin, la terre rendue par Erda, la déesse de la terre et
Alberich, le représentant du royaume souterrain des Nibelungen, le feu - Loge -
et l'air, suggéré par Donner - le dieu du tonnerre. Et il y a encore quelque
chose qui sert à la création du monde: c'est l'amour et même le désir sexuel
qui dévorent Alberich et dont les ondines font des gorges chaudes. Ce désir
d'amour contrarié deviendra amertume - <<N'êtes-vous que fourberie,
perfides sirènes?>> - pour se transformer finalement dans une soif
terrible et destructive de puissance et d'or. Pour se venger des ondines qui
s'étaient moquées de son désir, Alberich vole leur secret - l'or du Rhin, qui
doit devenir anneau pour asservir le monde:
<<Je forgerai
l'anneau vengeur; et que les flots l'entendent: ainsi je maudis
l'amour.>> C'est la réponse du nain à l'insouciance avec laquelle les
ondines avaient découvert le secret du Rhin: <<Seul celui qui renoncera
aux jouissances de l'amour pourra forger l'or en anneau>>, allusion à la
sécheresse de cœur qu'entraînent presque toujours la puissance et la richesse.
Le désir contrarié rend
manipulateur: Alberich contraint son frère Mime à lui forger l'anneau, grâce
auquel il asservit le reste des Nibelungen, et le heaume magique qui rend
invisible son porteur et lui assure la capacité de métamorphose. Or, la soif
d'or, tout comme l'amour, peut bien métamorphoser une personne. Mais ce qui
assure le pouvoir rend également faible. Alberich s'enorgueillit de ses
richesses et de ses capacités, et Loge - le malin dieu du feu - sait très bien
faire ses choux gras de cette faiblesse: Wotan et Loge veulent s'emparer des
richesses fabuleuses d'Alberich pour pouvoir payer les deux géants Fasolt et
Fafner qui avaient bâti pour Wotan le magnifique château des guerriers -
Walhalla. Aussi descendent-ils au Nibelheim donner le change à Alberich que
Loge défit de se transformer en dragon et puis en crapaud. Les deux dieux
s'emparent facilement du crapaud et c'est ainsi qu'Alberich est forcé à leur
obéir et à leur céder toutes ses richesses.
Mais il ne veut pas leur donner l'anneau - le foyer du pouvoir - et Wotan,
en victime de la cupidité, comme tous les autres, arrache l'anneau du doigt
d'Alberich pour en parer le sien.
Il ne reste à Alberich que la malédiction,
maintenant que l'amour de l'or est contrarié lui aussi. Et il s'y emploie
farouchement:
<<Maudit soit l'or
du Rhin!
Que désormais sa magie cause la mort de
celui qui le portera!
Nul ne se réjouira de le détenir,
Nul bonheur ne viendra de son éclat.
Qui l'aura sera dévoré de soucis,
Qui ne l'aura pas, dévoré d'envie
Tous
en convoiteront la possession,
Nul n'en jouira profitablement.
Qui
l'aura lui devra la mort.
Tant qu'il vivra, il se consumera de
désir,
Maître de l'anneau, mais esclave de
l'anneau.
Voici comment, au comble de sa détresse,
Le Nibelung bénit l'Anneau.>> (C'est
nous qui soulignons.)
Chez Wagner, le savoir
rationnel semble se marier avec la cupidité. Et ce n'est pas un mariage heureux.
Au savoir rationnel, représenté par Wotan, s'oppose le savoir intuitif,
sommeillant, incarné par Erda, qui a le don de la prophétie. Aussi est-elle la
mère des trois nornes, les déesses qui tressent la corde du destin. En tant
qu'esclave de la raison, Wotan séduit à froid Erda pour apprendre davantage sur
la prophétie concernant le crépuscule des dieux. La relation semble être
contrôlée par Wotan, attendu que de leur amour naissent Brünnhilde et les autres
Walkyries étant au service de leur père, qui les envoient recueillir les héros
morts au combat pour former une armée à même de défendre le Walhalla, la cité
des dieux. Mais, chauffée au feu de l'amour, Brünnhilde acquiert le savoir
intuitif, s'éloigne progressivement de son père, s'aperçoit du secret affreux
de l'or du Rhin et c'est elle qui rend finalement l'anneau aux ondines, après
avoir beaucoup aimé, beaucoup souffert et réfléchi... Elle incarne la suggestion de Nietzsche: elle a osé être tragique et la voilà délivrée.
Les personnages
dionysiaques de la Tétralogie, qui entravent le mal et qui assurent le devenir,
en rendant possible la rédemption par l'amour, sont Erda, Freia - la déesse de
l'amour et de la fécondité - et Brünnhilde.
Les personnages
apolliniens - <<Apollon veut apaiser les individualités précisément en
les séparant, en traçant entre elles des lignes de démarcation dont il fait les
lois du monde les plus sacrées, en exigeant la connaissance de soi-même et la
mesure>> (Nietzsche, 1949) - sont
Wotan, Fricka - la femme de Wotan et la déesse du mariage, qui évoque si bien Héra
chez les Grecs - et l'odieux Hagen, le fils d'Alberich, personnage très
nécessaire dans l'économie du drame, vu que le mal doit être accompli pour
pouvoir obtenir la rédemption. Hagen qui obéit à son père, obéissance doublée
d'ailleurs d'une intelligence remarquable, s'oppose à Brünnhilde, qui enfreint
les ordres de son père pour pouvoir exprimer sa compassion, son amour naissant
et son destin tragique.
Wotan est un personnage apollinien. La légende
dit qu'en tant que dieu suprême il se rend jusqu'au frêne du monde boire à la
source sacrée qui coule à ses pieds. Après y avoir bu, il se sent travailler
par le savoir rationnel, ce qui l'oblige à faire don de son œil gauche, le
foyer de l'intuition et des sentiments. En bon apollinien, il épouse Fricka, la
gardienne de l'ordre établi qui devient, de cette manière, la protectrice du mariage. Le choix de Wotan est discutable,
vu qu'il est fait au détriment de Freia, la sœur de Fricka et la déesse de
l'amour et de la fécondité, la seule à pouvoir soigner le pommier qui porte les pommes d'or, destinées aux
dieux, dont la consommation assurait la jeunesse éternelle. C'est triste de
voir comme Freia, jeune et jolie, parée de ses belles pommes d'or n'éveille
l'intérêt à presque personne. Tous se trouvent en pleine chasse à l'or et au
pouvoir et personne ne veut d'elle et de ses pommes!
Bien au contraire, Fricka
se trouve au centre de l'attention encore qu'elle soit insipide, prévisible -
donc, elle se refuse à toute évolution -, bornée, vengeresse, calculatrice et
ennuyeuse comme la pluie. Elle doit toute sa position à l'autorité et à
l'influence de son mari, qui n'est pas un modèle de fidélité, mais ça ne fait
rien, elle le lui pardonne, alors qu'elle se venge farouchement contre les
enfants hors mariage de Wotan. Mais elle est très respectueuse des lois. On
dirait, une qualité...
Prenons l'exemple de
Siegmund et Sieglinde, frère et sœur jumeaux, les enfants de Wotan et d'une
mortelle et les parents de Siegfried, <<le joyeux vainqueur>>.
Siegmund raconte comment, lorsqu'ils rentraient de chasse, lui et son père
Wälse (avatar de Wotan) avaient trouvé sa mère tuée tandis que sa sœur
manquait: elle avait été enlevée et mariée à son corps défendant avec Hunding,
le maître des Neidingen, les ennemis des Wälsungen, nés de Wälse. Les
confrontations continuent entre les deux tribus et, lors d'un combat difficile,
père et fils sont séparés et depuis Siegmund se voit livrer à l'errance. C'est
ainsi qu'il rencontre sa sœur jumelle, Sieglinde, dont il tombe amoureux.
Hunding regagne sa maison, mais en écoutant l'histoire de Siegmund, s'aperçoit
qu'il s'agit d'un ennemi. Pour l'instant, les lois de l'hospitalité sont
sacrées - il est tenu d'offrir repas et
gîte à son hôte - mais le lendemain ils
allaient se battre. Resté seul, Siegmund se rapelle de la promesse faite par
son père de trouver une épée invincible lorsqu'un péril serait imminent.
Sieglinde revient et lui fait voir une épée qu'un étranger borgne avait
enfoncée dans le frêne dont le tronc dominait la maison le jour de son mariage
avec Hunding. Quoiqu'ils se
reconnaissent frère et sœur, ils tombent amoureux l'un de l'autre et de leur
passion naîtra Siegfried. Wotan veut envoyer Brünnhilde secourir Siegmund dans
le combat contre Hunding, mais Fricka l'en dissuade. Tout en prenant la défense
de Hunding, le mari trahi, elle accuse Siegmund et Sieglinde d'adultère et
d'inceste et surtout d'être enfants adultérins de son mari. Comme les lois du
mariage ont été piétinées, elle exige à son mari de prêter serment de ne pas
intervenir dans le combat des deux hommes. Or, l'épée invincible était déjà une
aide précieuse. La présence de Brünnhilde se rangeant du côté de Siegmund l'aurait
été davantage. Wotan est contraint de ne plus soutenir son fils et, au bout de
plusieurs péripéties, attendu que Brünnhilde n'obéit pas à son père, Siegmund
est tué par Hunding.
Par le refus de toute
émotion et de toute compassion, Fricka est le personnage le plus apollinien de
la Tétralogie. Elle s'oppose formellement à Brünnhilde. A-t-elle raison de demander le châtiment de
Siegmund et Sieglinde?
Au point de vue des lois
impersonnelles, oui, elle a raison. Au point de vue humain, c'est la vérité de
Brünnhilde et de son demi-frère, Siegmund, qui l'emporte. Cela me fait souvenir
d'une phrase de Nietzsche parlant du Prométhée eschyléen, de sa nature à la
fois dionysienne et apollinienne, qui conclut:
<<Tout ce qui existe
est juste et injuste et dans les deux cas également justifiable.>>(Ibid.)
Mais qu'est-ce qui oblige
Wotan à céder aux arguments de Fricka?
Lorsqu'il se rend jusqu'au
frêne du monde, le dieu arrache une branche au frêne pour en faire sa lance, où
il grave, en runes, les lois qui doivent régir le monde. Mais c'est alors que
l'arbre se met à dépérir, le temps n'est plus cyclique, la nature commence à se
dégrader.
C'est l'envers et l'endroit de toute
civilisation, c'est ce qui nous avertit que <<Tout ce qui est a une
fin.>>
Mais pour éloigner cette
fin, pour entraver cette dégradation, pour empêcher les lois d'Apollon
d'étouffer le monde, <<pour que cette influence apollinienne
n'immobilisât pas la forme en une rigidité et une froideur égyptiennes, afin que la préoccupation d'assigner aux
vagues individuelles leur route et leur carrière ne finît par anéantir dans la
mer tout mouvement, le puissant flux dionysien vint apporter périodiquement
le trouble dans chacun de tous les petits courants où l'exclusive 'volonté'
apollinienne cherchait à endiguer l'hellénisme. Ce torrent de la haute mer
dionysienne se précipite alors soudain et soulève les remous ondulés des vagues
individuelles, comme le frère de Prométhée, le titan Atlas, souleva la
terre.>> (Nietzsche, 1949)
***
A un moment donné, en
prononçant sa fameuse malédiction, Alberich avertit que <<Tous en
convoiteront la possession>>, que tous sont en proie à la chasse à l'or.
Ces propos accusateurs disent la vérité: d'Alberich à Wotan, tous veulent avoir
l'anneau et Wotan n'est aucunement meilleur qu'Alberich; il ne fait qu'arracher
l'anneau du doigt d'Alberich pour le mettre au sien. Il bénéficie du soutien de
Loge qui affirme que <<voler un voleur n'est pas du vol>>. Non,
c'est bien du vol, attendu qu'ils ne s'emparent pas de l'anneau pour le rendre
aux ondines, mais pour le posséder. La cupidité va mener le monde à sa perte.
Celui qui veut tout avoir n'aura rien: <<Qui l'aura lui devra la
mort>>, avertit Alberich qui, par sa passion, sa souffrance et sa sagesse
ultime, évolue et devient un personnage tragique. Aussi est-il supérieur à
Wotan. Ce qui s'enchaîne comme une malédiction douloureuse n'est qu'un
avertissement lucide, mais Wotan n'y entend goutte:
<<Laisse-le bavasser
- dit Wotan en léchant l'anneau.>>
Le dieu ne comprend rien à
cette déchéance du monde, occupé comme il est à lécher l'anneau. Il se
désintéresse totalement des pommes d'or de Freia, porteuses de jeunesse
éternelle, dont la simple dégustation eût pu empêcher cette déchéance générale.
Le seul qui semble
sensible à la beauté de Freia, qui symbolise la beauté du monde, et à ses
pommes d'or est Fasolt. Fafner et Fasolt sont les géants qui construisirent le
château des guerriers, la demeure de Wotan. Mais les géants n'avaient pas
travaillé à l'œil... Le dieu leur avait promis Freia, la déesse de la
fécondité, grâce à laquelle les géants espéraient rafraîchir leur race, lui
redonner vitalité et puissance. Seulement c'est malheureux que les choses ne
tiennent pas aux champs comme elles sont ordonnées en chambre. Le dieu n'a
aucune envie de tenir sa promesse. Et puis si les dieux ont soif, les géants
ont, eux aussi, soif. La soif d'or est générale. Pourtant, Fasolt aurait voulu
garder Freia, mais Fafner est prêt à renoncer à Freia si Wotan lui offre le
trésor des Nibelungen. Jusque là, Freia restera leur otage. Plus tard, quand
Wotan a le trésor, Fafner exige davantage: il veut avoir l'anneau, le précieux
anneau qui assure à son possesseur le pouvoir absolu. Tout comme Alberich,
Wotan refuse de livrer l'anneau. C'est le moment que choisit Erda pour sortir
de son sommeil et de son logis souterrain afin d' avertir Wotan du déclin imminent
des dieux et pour le supplier de fuir la malédiction d'Alberich en renonçant à
l'anneau.
Dans la mise en scène de
Kupfer, ce moment est magnifiquement réalisé: on a l'impression que les
minerais s'éboulent et la terre se met en mouvement pour traduire l'inquiétude
et la précipitation de la déesse qui, heureusement, ne restent pas sans effet:
troublé, Wotan renonce à l'anneau et libère Freia. Les géants s'emploient à se partager le
trésor et tout semble aller bien jusqu'au moment où ils se disputent au sujet
de l'anneau et, aveuglé par la cupidité, Fafner tue Fasolt. Le premier se
transformera dans le dragon qui va défendre jalousement le trésor et l'anneau
avec.
Il est intéressant
d'observer les signes de la déchéance dans le cas des géants:
Premièrement, ils
renoncent à la belle femme qui aurait pu faire renaître leur race.
Deuxièmement, ils se réjouissent de l'or. Ensuite, c'est la dispute, puis, le
crime. Après, c'est la métamorphose en reptile avec l'extinction de leur race.
Finalement, arrive la mort du dernier représentant métamorphosé des géants pour
n'avoir pas compris à temps l'avertissement d'Erda et le sens terrible des mots
d'Alberich: <<Nul bonheur ne viendra de son éclat>> et <<Qui
l'aura lui devra la mort.>>
Le savoir rationnel est
donc partiel et, en l'absence du savoir intuitif, s'avère inutile.
La mise en scène de Kupfer
est rayonnante, tout en rendant la complexité et la densité des idées et des suggestions
wagnériennes.
Quant aux voix des
chanteurs, bien que je ne m'y connaisse pas, je ne peux tirer ma révérence sans
souligner la prestation ffformidable de Günter von Kannen au rôle d'Alberich, la
performance admirable de Graham Clark au rôle de Loge, l'intervention courte
mais mémorable de la Suédoise Birgitta Svendén comme Erda ou bien la qualité
exceptionnelle de John Tomlinson comme Wotan.
Je vous propose également La Chevauchée des Walkyries, dans la
vision plus pathétique de Patrice Chéreau, version qui bénéficie au pupitre de
la prestation éclatante de Pierre Boulez et, finalement, la même Chevauchée dans la version très
vigoureuse et tonique, présentée au Met, avec James Levine à la tête de
l'orchestre.
L'année 2018 s'annonce
faste pour la musique. Il y a nombre de commémorations: 135 ans après la
disparition de Wagner et 205 ans après sa naissance; 205 ans après la naissance
de Verdi (1813-1901); 200 ans après la naissance de Gounod (1818-1893) et 125
ans après sa mort; 180 ans après la naissance de Bizet (1838-1875); 215 ans
après la naissance d'Hector Berlioz (1803-1869); 100 après la mort de Debussy
(1862-1918); 125 ans après la mort de Tchaïkovski (1840-1893); 110 ans après la
disparition de Rimski-Korsakov (1844-1908); 185 ans après la naissance de
Borodin (1833-1887); 150 ans après la mort de Rossini (1792-1868); 170 ans
après la mort de Donizetti (1797-1848); 160 ans après la naissance de Puccini
(1858-1924), 155 ans après la naissance de Mascagni (1863-1945) et ce n'est pas
tout.
Quelle année fougueuse!
Quelle année!
L'année 2018 sera
dionysiaque ou ne sera pas!
Ainsi soit-il!
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