luni, 30 iulie 2012

POLICIER, ADJECTIF







                                               POLICIER,  ADJECTIF



Corneliu Porumboiu est un cinéaste roumain né à Vaslui en 1975. Il est l’un des plus brillants représentants de la nouvelle vague du cinéma roumain.
Après des courts métrages – Love…sorry (2001), Graffiti (2002), Autant en emporte le vin (2002), Un voyage à la ville (2003), Le rêve de Liviu (2004) – il fait sortir en 2006 son premier long métrage, 12h08 à l’Est de Bucarest, qui lui a valu la Caméra d’or du meilleur long métrage.
Son deuxième film, Policier, adjectif, est sorti en 2009. Avec ce deuxième long métrage, Porumboiu a emporté le Prix du Jury et le Prix FIPRESCI de la section Un certain regard du Festival de Cannes, le Grand Prix, au Festival de Belfort, et le Prix du Meilleur Film, à Barcelone, au Festival du Film européen.
En 2010, à la cérémonie des prix Gopo, en Roumanie, Policier, adjectif s’est adjugé le prix du meilleur film, du meilleur réalisateur, du meilleur scénario, du meilleur acteur (Dragos Bucur), du meilleur second rôle masculin (Vlad Ivanov) et de la meilleure photo (Marius Panduru).
Ce film n’est pas un polar classique. La trame en est policière, il est vrai, mais c’est du subterfuge, attendu que le film débouche sur un cas de conscience et une satire sociale assez cuisante.
Le sujet du film puisé à la rubrique des chiens écrasés renvoie donc à un événement réel. Le cinéaste a avoué, lors d’une interview demandée par Jacques Mndelbaum, le critique du “Monde”, qu’ “à l’origine il y avait deux idées liées à des événements réels. Le premier était un fait divers, l’histoire de deux frères dont l’un trahissait l’autre et le dénonçait à la police pour usage de drogue. Le second est lié au travail d’un ami, inspecteur de police, et qui s’est confronté à un moment de sa carrière à un cas de conscience similaire à celui qu’éprouve le personnage du film.”
Et Corneliu Porumboiu de nuancer:
“Ce qui a titillé mon imagination, ce n’était pas tant les conséquences de ce petit délit ou la décision de justice qui a été prise, mais cette histoire de trahison entre deux frères. Je me suis alors mis à écrire un scénario, à faire des recherches sur la manière dont la police enquête et suit des suspects.” (“Cinémotions”)
Cela dit, revoyons le film!

I.                   LA  FILATURE

Cristi (Dragos Bucur), un jeune policier, file trois lycéens qui fument un joint sur la route de l’école et après les classes. L’action du film se déroule à Vaslui (quelques critiques français ont retenu Bucarest – c’est inexact!), la ville natale du cinéaste. La ville est morne – on est en automne, au mois de novembre, je crois, juste au moment où l’hiver emboîte le pas à l’automne. Dans la rue, les personnages ont presque tous les grelots. A la fin du film, Cristi et Nelu (Ioan Stoica) vont également trembler, mais de peur, cette fois-ci, en présence d’un commandant (Vlad Ivanov) qui se lève presque toujours du pied gauche. Les immeubles sont sales et les fenêtres en ont des barreaux, ce qui laisse pressentir la taule. Le commencement annonce la fin. Et pourtant le policier a l’air très humain et très peuple, en somme.
Les filatures entreprises par Cristi sont restituées en plans-séquence, c’est-à-dire des plans uniques, sans montage ou plan de coupe. Pour un polar proprement dit les plans-séquence seraient un vrai désastre eu égard à leur longueur presque inévitable. Ici, cette manière de filmer qui rend l’action en temps réel nous introduit lentement dans l’atmosphère d’un film social où l’on découvre en même temps que le personnage central  des réalitées grises, filmées avec une précision farouche.
“Et savoir que le jeu en vaut la chandelle”, conclut Philippe Rouyer, le critique de “Première”.
Pourquoi cette préférence pour ces longs plans-séquence?
Porumboiu a avoué quelque part qu’on pouvait révéler “la vérité d’un personnage en le regardant travailler. Et c’est pour cela que j’ai décidé de suivre ce flic filant un suspect en temps réel.”
Cette distance de la caméra renferme d’autres suggestions aussi.
Samuel Douhaire, le critique de “Télérama” fait valoir que “la caméra reste à distance comme si elle était le regard de Cristi épiant en retrait les ados qui fument. Quand le policier entre dans le champ pour récupérer les mégots suspects, la caméra ne bouge pas: Cristi se retrouve à l’emplacement exact des ados, manière de souligner que le flic est, au fond, plus proche des lycéens que de ses supérieurs.”
Cristi file Victor, regardé en suspect principal, parce que cafardé par Alex, un bel-ami, Alex, le mouchard, et une jeune fille – amie des deux - qui, de temps en temps, rend visite à Alex. Ses visites sont louches vu qu’elle a un frère, Iulian Paraschiv, qui va en Italie tous les deux mois et qui a un casier judiciaire.
 Toutes les pistes indiquent celui-là en suspect principal. Cristi a besoin de temps pour ramifier l’enquête et entreprendre la poursuite de Paraschiv, mais ses supérieurs – le procureur et le commandant – lui demandent fermement d’organiser au plus vite un flagrant, d’arrêter les suspects et de s’adonner aux interrogatoires. Cristi trouve que cette “solution” n’est ni passionnante, ni juste. Mais elle semble être convenable pour tout le monde.
Convenable à quoi et à qui?
Convenable à l’Etat et, particulièrement, au Ministère de la Justice qui ne veulent pas rendre justice aux hommes, mais les contrôler, les soumettre par des lois qu’ils n’aient pas besoin de comprendre, qui leur restent extérieures et incompréensibles, d’où le rôle du dictionnaire qui fera l’objet de la III-è partie de ce postage (L’AFFRONTEMENT). Savez-vous qu’en Roumanie on est passible de 3-7 ans de prison pour avoir trafiqué du haschisch? La sanction est énormément dure, mais, si on est coopérant, on bénéficie d’une réduction de trois ans et demie de la peine (à revoir le dialogue de Cristi avec le procureur). A un moment donné, Cristi s’exclame: “Nulle part en Europe, personne n’est arrêté pour un joint.” Et puis, lui, en tant qu’inspecteur de police qui a le nez creux, est convaincu que ce n’est pas Victor le trafiquant. Ses soupçons reposent sur Paraschiv et sur Alex, le cafard, justement parce qu’il a cafardé.
Mais pourquoi l’avoir fait? Il fumait tels les autres, il bénéficiait, lui aussi, de cette herbe… Il est possible qu’Alex ait des contacts avec Paraschiv par le truchement de la fille que le flic a vue entrer dans la villa d’Aurel Iancu, le père d’Alex. Il est possible que Victor soit envisagé en ami naïf et en bouc émissaire, bon à se faire boucler à la place des autres, lui, qui n’a fait que fumer de l’herbe. Le délit est, de toute façon, dérisoire, mais l’injustice de la Justice est énorme. Le procureur (Marian Ghenea) ne veut pas éclaircir le cas et le commandant hâte le flagrant. De toute façon, ce n’est pas par hasard que le réalisateur fait entrer la sœur de Paraschiv, filée par Cristi, dans la villa d’Alex et toujours pas par hasard que cette villa est imposante, qu’elle fait ombrage aux maisons du voisinage qui ne comportent qu’un rez-de-chaussée. Dans l’économie du film, ces détails ne sont pas pour des prunes, ils y sont pour quelque chose. Aurel Iancu, le père (omnipotent?) d’Alex est le chef d’une compagnie AIAN Construct. SA. Cristi apprend ce détail après avoir demandé à ses collègues de faire des investigations sur le numéro d’immatriculation d’une voiture: 06AIC. Ce n’est pas impensable que cet homme si puissant, à la mesure de sa villa, Aurel Iancu, soit mêlé au trafic de drogue, qu’il soit assez influent pour détourner le cours d’une enquête et en imposer un bouc émissaire, dans une société  où un employé n’est qu’un rouage dans le système d’un engrenage dont on n’arrive jamais à deviner celui qui se trouve au levier de commande. C’est quelqu’un d’impersonnel, surveillant la mécanique d'un système qui doit se reproduire sans cesse, afin de rester le même: prévisible et facile à contrôler. Il est presque inutile de dire qu’un tel système ne peut pas évoluer, qu’il enfante “une société cadenassée par la surveillance policière et la bureaucratie.” (Jean-Luc Douin).
Dans un groupe nominal, le mot de base est le nom, le substantif. Les autres mots ne sont que des déterminants, des adjectifs pour la plupart, dont on peut se priver le cas échéant ou les remplacer pour le plaisir. Ce qui compte pour l’ossature, c’est le nom, les adjectifs ne sont que des ornements. Dans la société décrite dans ce film, les employés sont des adjectifs, l’ossature, c’est l’Etat; les adjectifs servent à enjoliver et à dissimuler l’essence et les vrais buts d’un tel Etat: se perpétuer sous la même forme.
Vous comprenez maintenant pourquoi le procureur et le commandant sont si pressés à clore le cas et pourquoi l’Etat est si occupé à brider toute initiative et tout élan à ses employés?
Un type zélé, passionné et opiniâtre comme Cristi, qui écrit de longs rapports méticuleux sur son cas, pourrait avoir la tendance, à un moment donné, de se substantiver, de se proposer en nom et de modifier le cours d’une enquête et, à la longue, le profil d’une société. Pour un tel Etat (policier), un tel individu est dangereux, il ose se proposer en nom, il ose lui faire concurrence. On dit qu’il est arrogant, qu’il ne respecte plus la mécanique du système, qu’il n’y est plus rouage, ni adjectif.
Vous comprenez maintenant pourquoi les collègues de Cristi rechignent à l’ouvrage?
Si vous avez compris qu’ils tiraient leur flemme, vous êtes bête ou faites le bête. Ce n’est pas qu’ils ne veuillent travailler, c’est que toute leur motivation a été tuée. L’Etat n’a pas besoin de zèle, le zèle individualise, l’Etat a besoin d’obéissance et d’uniformité. Ils ont très bien appris la leçon que leur avait infligée Anghelache (Vlad Ivanov), leur supérieur. Ils traitent Cristi pour un “particulier”, alors qu’eux, ils se prennent pour “l’imago”, comme eût dit Blaise Pascal, trois siècles auparavant. Aussi le regardent-ils avec de l’assitude et de l’ironie, mais, finalement, entre deux “pauses café”, ils l’aident à obtenir tous les renseignements que celui-ci, ce bizarre, ce zélé leur avait demandés. Ce n’est aucunement à cause d’eux que Cristi doit renoncer à l’enquête. Cette enquête est obstruée dans le bureau d’Anghelache.

II.                LA  CONVERSATION

Il y a deux conversations qui comptent dans ce film: celle de Cristi avec le procureur et une autre engagée à la maison, avec sa femme Anca (Irina Saulescu), vu qu’il est fraîchement marié et qu’ils viennent de rentrer de leur voyage de noces.
Avec le procureur, Cristi discute du cours de son enquête et de ce voyage à Prague. C’est sa femme qui a voulu y aller, en voyage de noces, vous comprenez? On est un peu choqué par une telle préférence, un peu – comment dirais-je? – trop intellectuelle pour une lune de miel. D’habitude on cherche des destinations plus exotiques et sensuelles, Cristi aurait préféré la mer, en Turquie, mais Prague, c’est énorme! Cristi se rappelle que, lors de ce voyage, il a vu des jeunes fumer un joint dans la rue et des flics s’en battre l’œil. Mais le procureur tente d’imprimer à la conversation une nuance plus…  intellectuelle: Prague, c’est “la ville d’or”, mais nous avons, nous aussi, notre Brasov, toujours une ville d’or.
 “Prague est un peu plus grande”, ose avancer Cristi.
“Oui – concède le procureur – mais Brasov, c’est notre petite Prague, tout comme Bucarest, c’est notre petit Paris.”
L’humour des dialogues est éclatant et nous rappelle que ce film est une comédie.
Mais pourquoi Brasov serait-il “une ville d’or”?
Le procureur nous renseigne que la toiture de l’Eglise Noire aurait été jadis en or: “Voilà à quoi devrait s’occuper l’Etat roumain, à refaire la toiture de l’Eglise Noire” – conclut le procureur, l’air rêveur.
Il est vrai, mieux vaudrait réparer les toitures que d’arrêter des jeunes pour trafic ou consommation de haschisch.
Mais la grande conversation de ce film a lieu entre Cristi et sa femme, à la maison. Cristi est fatigué et mange seul. Sa femme est occupée à écouter sur internet une chanson sentimentale. Et, comme le son est au maximum, Cristi s’en prend aux vers de cette chanson:
“Que serait la mer sans soleil?/ Mais le pré sans fleurs?/ Que signifierait aujourd’hui sans demain?/ Mais la vie sans toi?”
En interprétant ironiquement les vers de cette chanson pour laquelle sa femme le néglige, Cristi prouve encore une fois ses tendences psychologiques de substantivation:
“La mer sans soleil serait toujours mer et le pré sans fleurs, toujours pré.” Le soleil, les fleurs sont des ornements, réductibles à des adjectifs: une mer ensoleillée, un pré fleuri. Cristi a cette tendance, fâcheuse pour les autres personnages du film, de préférer le nom, les faits, la libre initiative, l’action, le présent (aujourd’hui) au détriment des adjectifs, de l’ajournement, de l’obéissance, du futur, ce qui rend, il est vrai, la vie plus facile, mais chaque fois au détriment de celui qui la vit.
Aujourd’hui doit être plus important que demain parce que c’est aujourd’hui qu’on prépare l’avenir. Une société qui néglige le présent et remet l’action pour plus tard est une société condamnée à ne jamais rejoindre l’avenir, l’évolution, vu qu’elle a besoin d’un ajournement pour demander la permission et finalement pour obéir, ce qui rend infantile et entraîne le blocage; le blocage de la substantivation de cette société-là.
Le dernier vers – “Que serait la vie sans toi?” -  est également digne d’attention, du fait que sans toi correspond à sans soleil et à sans fleurs, des syntagmes qui déterminent les noms la mer et le pré et qui sont indirectement sous-tendus par les adjectifs ensoleillée et fleuri. Donc, Toi correspond à des adjectifs, Toi est réduit à un ornement de la vie, Toi est vidé de sa substance.
Mais Anca, la femme de Cristi et professeur de roumain de son métier, est d’un autre avis: pour elle, la mer symbolise l’infini et les fleurs, la beauté. Vous sentez bien là l’influence des idées reçues, n’est-ce pas? C’est par ces idées reçues qu’on fait carrière en Roumanie. J’ai bien remarqué, dès le début, qu’Anca était une… intellectuelle. Elle remarque à un moment donné que dans les rapports que Cristi a écrits s’était glissée une erreuer: il avait écrit niciun/nicio – des adjectifs négatifs, qui en roumain signifient aucun,-e – en deux mots (nici un/nici o), tout en ignorant les dernières normes grammaticales et orthographiques de l’Académie qui imposent de changer d’orthographe et de les écrire en un mot.
Mais Cristi s’en balance et demande l’air relâché:
“- Depuis quand (cette orthographe)?
-         Depuis deux ans”, répond savamment sa femme.
L’humour en est éclatant.
Cette discussion savante porte donc sur… des adjectifs et sur l’évolution contrôlée de ce monde des adjectifs, où les erreurs sont promptement sanstionnées. Vous comprenez? Hein?
Il faut encore remarquer que les noms des personnages qui incarnent la norme et l’autorité intimidante commencent dans ce film par A: Anghelache, le commandant, Anca, l’épouse, Alex, le mouchard, qui obéit toujours à son père, Aurel Iancu, même au moment où il a cafardé son copain; c’est mon avis; c’est ma contribution à l’enquête que le réalisateur n’a pas voulu terminer. En grande amatrice d’Hercule Poirot et de Barnaby, je crois pouvoir m’exprimer à ce sujet…
 Plusieurs commentateurs ont retenu cet aspect des noms propres commençant par A. Bon, mais pourquoi?
Je crois que ce sont des personnages de première ligne, qui comptent pour la société ou, au moins, qui promettent: Anghelache est déjà commandant, Aurel Iancu est le manager d’une compagnie, Alex est un cafard, donc il promet, et Anca observe bien les normes et, pour Cristi, elle est à la maison ce qu’est Anghelache au travail. Tous les deux ont remarqué que le policier avait écrit aucun d’une manière incorrecte. La faute était tout à fait passable vu qu’on avait changé de norme peu de temps auparavant, mais ils sont conformistes et veulent imposer leur conformisme.

III.             L’AFFRONTEMENT

Mais Cristi n’est pas conformiste et refuse de faire le flagrant. C’est avec cette idée dans la tête qu’il entre dans le bureau du commandant. Cette séquence est filmée en plan fixe et veut annoncer un point de vue unique. Au bureau est assis Anghelache (Vlad Ivanov), relâché, très sûr de lui, une petite lueur chafouine aux yeux. Je n’ai pas eu l’impression que le commandant trouvât son plaisir à torturer ses subalternes, mais il voulait à coup sûr les intimider. Il semble dire “L’Etat, c’est moi” et Ivanov est très bon dans les rôles d’un homme du système ou, au moins, qui sait en faire ses choux gras. Je pense aux films 4 mois, 3 semaines et 2 jours, de Cristian Mungiu, L’Autre Irène d’Andrei Gruzsniczki ou à l’opéra bouffe Elizaveta Bam, d’après Daniil Harms, mis en scène par Alexandru Tocilescu.
Maintenant, il est le chef de Cristi, auquel il doit inculquer les principes de l’Etat tout-puissant. Je ne sais pas si Ivanov réalise que le commandant de Policier, adjectif est encore plus repoussant que l’avorteur de 4,3,2, mais il a sa manière intuitive et empathique d’aborder son rôle et ce qui en résulte n’est qu’époustouflant et miroitant.
Et Philippe Rouyer de continuer:
“L’affrontement qui suit entre Cristi et son chef (génialement incarné par l’avorteur de 4 mois, 3 semaines et 2 jours) autour du sens des mots “loi”, “morale” et “conscience” est totalement jubilatoire.”
Mais le critique de “Première” a ignoré le mot le plus important: policier, nom et adjectif.
Eh bien, les mots conscience, loi et policier valent la peine d’en parler.
Il est à remarquer d’emblée qu’ Anghelache ne prête pas d’attention au long rapport rédigé par Cristi. Il a décidé du cours de l’enquête sans avoir lu ce rapport. Il exige le flagrant.
Cristi lui tient tête et refuse de le faire. Il s’explique: il ne veut pas “avoir la vie d’un jeune homme sur la conscience.”
“Qu’est-ce que la conscience?” – lui demande sournoisement Anghelache. Cristi se prend au jeu et entame une définition de la conscience, mais qui ne correspond pas à celle proposée par Gina, la secrétaire d’Anghelache. La comédie devient kafkaïenne au moment où Anghelache demande à Nelu, le collègue de Cristi, d’écrire au tableau ces définitions. On fait appel au DEX (un correspondant du dictionnaire ROBERT en Roumanie) pour confronter les définitions proposées par les hommes avec les définitions éternisées par le dictionnaire de l’Académie. Ce que veut le commandant est d’inculquer aux hommes le doute sur ce qu’ils pensent et ce qu’ils sentent, de les rendre confus et honteux de l’avoir pensé. L’appel au dictionnaire est un appel à l’ordre et l’Académie fonctionne ici comme une police culturelle. Je l’ai sentie, moi, bien des fois, cette présence de la culture officielle comme le bras cultivé de l’Etat. Et je pense que cette scène déroulée dans le bureau d’Anghelache n’est pas tellement kafkaïenne; elle trouve sa force dans une sorte de déjà vu psychologique, où le mot écrit écrase au lieu de donner de l’envolée.
Cristi est de plus en plus confus. On lui demande de lire tout le paragraphe portant sur le mot loi et les syntagmes qui l’accompagnent. Le commandant lui fait remarquer le syntagme homme de loi et son contenu sémantique: “une personne qui applique et respecte strictement la loi”. C’est le moment jubilatoire d’Anghelache: cette définition l’arrange.Cristi n’a déjà plus d’issue.
Mais le jeu continue: on s’arrête maintenant au mot le plus intéressant de la chaîne – policier, qui, en tant que nom et adjectif, entraîne les syntagmes agent de police, roman ou film policier et Etat policier dont l’explication remise par le dictionnaire est “qui s’appuie sur la police et exerce son pouvoir par des méthodes répressives et abusives”.
“C’est une bêtise!” – réagit Anghelache; cette définition ne l’arrange pas.
 C’est le moment jubilatoire du spectateur.

IV.              LA  CHUTE

Cristi va faire le flagrant. Il n’a d’autre issue que d’obéir.
Il semble être résigné, il fait son métier, finalement, et, selon les règles, il le fait bien. Mais, pour le spectateur, c’est la déprime totale: Cristi, notre orgueil, fait son entrée au monde des adjectifs, au monde d’aucun et d’aucune, un monde où la personne humaine est niée et vidée de substance. Cristi, notre orgueil, y est tombé.
Il explique aux confrères le déroulement du flagrant et il le fait d’une voix neutre, professionnelle.
Mais finalement la voix relâchée de l’odieux commandant de police se fait entendre pour combler la mesure:
“Prenez-les doucement, ce ne sont que des gamins.”
Phrase exceptionnelle, il faut en convenir! Et qui n’est pas là pour des prunes! Elle y est pour quelque chose!
Nous parlons d’un Etat répressif, mais qui essaye de dissimuler sa brutalité au moyen des paroles. Il y existe deux réalités: celle des faits et celle des paroles. La réalité des paroles a le rôle de cacher l’autre.

V.                 POST SCRIPTUM

Nous sommes maintenant au générique, le film est fini, mais une jolie mélodie nous attire l’attention. Pas tellement la mélodie, mais ses vers, à propos de cette double réalité dont nous venons de parler. Je vous le dis franchement: rien dans ce film n’est gratuit. “Tout est plein de sens”, comme dirait le poète.
Alors, voyons “ce que disent” les vers:

“J’aime les paroles, tu sais?
Ces paroles sont tout ce que j’ai.
Elles sont ma famille.
Ce que j’aime les paroles!
Et comme je déteste le silence!
Qu’elle est superbe, cette soirée!
Dis-le-moi, mon amour, encore une fois!
Dis-moi que tu es belle
Et que tu deviendras ma femme
Et que nous aurons une fille…”

Hein? Vous comprenez?
Ce sont les mots qui font la réalité et non la réalité qui appelle les mots. Nous sommes sur le terrain de l’illusion et du mensonge qui couvrent tout bonnement la réalité.
Et la fille que " nous aurons” sera le fruit de ce mensonge. Aujourd’hui ne fait que compromettre demain.



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